Photo : Graciela Iturbide
I. Mémoire, mutilation
Il y a beaucoup de gens qui, en grandissant, se sont coupés de leur enfance.
Dans une récente déclaration Emmanuel Macron, ci-devant président de la république française, informe qu'il n'a jamais été adolescent, et rajoute :
Je n'aime pas les adolescents. Je ne les comprends pas.
Il enveloppe son propos d'une manière étrange :
Ma femme, elle les comprend.
Ces gens s'en sont coupés ou en ont été coupés par les circonstances, peu importe. Ce qui les caractérise, comme le reconnaît Macron sans comprendre qu'il s'agit d'une amputation, d'un handicap, c'est qu'ils ne se souviennent pas des cabanes dans les bois, des histoires imaginaires, des délires charmants et structurants auxquels les enfants se laissent aller et qui les font princes, cowboys, reines, exploratrices, ou reprendre des héros de livres ou de films, s'inventer des mondes. Ils ne se souviennent pas non plus de leurs angoisses quand ils perdaient leurs parents de vue au supermarché, des humiliations par les profs à l'école, de l'effondrement de tout quand ils rataient le bus et ne savaient que faire.
Ces gens ont oblitéré leurs enfances et le souvenir, souvent très précis chez ceux et celles qui au contraire en ont la mémoire, de ce que c'est d'être un enfant, un adolescent.
La nouveauté de toutes les émotions, de toutes les sensations, la fraîcheur intense de la vie, l'originalité et la force des idées et des découvertes, comme des peines et des peurs. La porosité entre le concret et l'inventé, entre le rire et les larmes, la fulgurance entre la contemplation et l'action...
La catégorie "pervers narcissique" est sûrement impropre à couvrir l'étendue des types qui relèvent de la perversion et du narcissisme. Mais elle indique au moins qu'il y a une amputation de la relation aux autres, au monde. Qu'il y a une amputation de soi d'abord. Une coupure voulue par son milieu ou son histoire personnelle. Peut-être se fait-elle plus ou moins consciemment de manière volontaire, et qu'elle devient une décision pour être du monde des adultes, tel qu'on se le figure, et n'être plus du monde des enfants.
Ces gens fabriquent et renforcent un monde froid, mauvais, menteur aussi, mais surtout tronqué du continent des années de formation humaine. Ils se veulent monstres. Ce sont des mutilés volontaires et satisfaits.
Cette mutilation volontaire ils la pensent aplomb et force, ils la veulent surplomb. Il en est qui osent la prétendre initiation, au prétexte qu'ils ont ressenti de la douleur. Mais où a-t-on vu que la douleur doive s'accompagner d'une amputation ? Plutôt le contraire. Or leurs amputations, ils les appellent sérieux, adulte, leadership, compétences. Et cette douleur-là ils l'oublient, fondue dans un nébuleux oubli du passé.
Mutilation. Elle les met à part.
Mais là où eux se pensent une élite, celle qui correspond aux qualificatifs "responsable", "lucide", "courageux" qui accompagnent les vocables "décision", "vision", "décret"... il s'agit en fait d'une diminution, d'un rétrécissement des possibilités humaines. Dans laquelle ils jettent tout le monde.
Ils ont rejeté le continent de l'enfance qui est fait de la nouveauté et de la fraîcheur de tout, y compris des émotions et sensations négatives, pour nous lancer avec eux dans un autre monde, gris, désespérant, dont on a coupé la créativité, l'étonnement, et la mémoire.
S'il est une monstruosité qui rend les humains autres qu'humains, elle a son origine dans l'oubli volontaire de l'enfance.
II. Le sous-jacent
En réagissant à mon propos, un ami éditeur éclaire un point particulier et illumine du coup tout le sous-jacent de la déclaration de Macron.
<< Son inconscient s'exprime très fort : « Ma femme, elle, les comprend. »
Le
fait que cet homme qui a été, techniquement parlant si l'on s'en réfère
au Conseil constitutionnel* (certes postérieur, mais quand même...),
abusé par
une femme de 25 ans son aîné alors qu’elle avait un ascendant sur lui
(car son professeur), explique son incapacité à envisager l’autre, et
une impossibilité structurelle à remettre en question sa
toute-puissance. (Il suffit de revoir les images de M’Bappé le fuyant
après la défaite de la France pour s’en convaincre.) Il n'a pas vécu
cette transition de l'enfance à l'âge adulte et reste bloqué dans ce
sentiment de toute-puissante infantile. Il veut à la fois être aimé et
refuse l’opposition. Il a une foi aveugle en sa légitimité, persuadé
d'être bon à ce qu'il fait et d'être tout à fait à sa place. Sans parler
du fait que rien ne peut, ni ne doit, entraver sa jouissance...>>
Peut-être peut-on même appeler cette captation de sa jeunesse par sa prof état psychopathe, ou sociopathe. Peut-être le passage mutilant de l'enfance à l'adulte est-il nécessairement un traumatisme et que l'oubli de l'enfance, volontaire ou non, conscient ou non, est-il par force un trauma où l'oubli correspond à une réaction traumatique, de type dissociation par exemple. Il ne faudrait pas tant parler dans ce cas d'oubli que de rejet. Et ce serait le rejet forcé ou volontaire qui couperait de la mémoire. Il me semble en tout cas que l'endroit où l'on aboutit est un état psychotique, sociopathique de toute
puissance, d'absence de réelle empathie, d'incompréhension des autres, et
évidemment de besoin effréné de reconnaissance : le psychopathe est une
personne vide. (Je dis personne, je devrais dire entité).
Ce
qui est certain c'est que notre société fabrique des personnalités
narcissiques, socio-psychopathes, qui fonctionnent par perversion... à leur bénéfice et en tant que pièces fonctionnelles de ce système-dogme-croyance.
En
entreprise, j'ai vu aux plus hauts niveaux de responsabilité ce genre de personnes occuper des postes de pouvoir au moyen de ces
pathologies. Ces pathologies sont fonctionnelles, elles sont efficaces dans ce système-capitaliste prédateur.
Dans l'une d'elles, privée, en vue, internationale, plus de 10 000 employés dans le monde, j'ai pu compter dans l'équipe de sa directrice du marketing :
- deux personnes sous anxiolytiques dont l'une animée de pulsions de suicide, se pensant incompétente tant elle était ridiculisée, rabrouée, humiliée chaque jour. Je me suis vu me jeter sous un bus.
- deux dépréssifs-ves
- ne porte-flingue chargée des basses besognes de la boss...
- un turn over de 100% tous les deux ans
- des congés maladies anormaux en nombre et fréquence
- une suicidée...
III. L'empathie, un luxe et un risque
Quand il s'est agi à un
moment de dénoncer les agissements de cette femme, les Ressources humaines m'ont fait
comprendre que c'était regrettable, que nous (RH) étions au courant,
avions déjà été alertées... merci, veux-tu un café ? Fin de l'histoire.
Elle
est fonctionnelle cette cruauté. Elle est indispensable au libéralisme qui ne peut pas se payer le luxe de l'empathie pour les
travailleurs-euses, les collègues, les rivaux-rivales...
Qui d'ailleurs traduit toute empathie comme un luxe, et un risque.
J'insiste pour dire que je ne sais pas si le terme de pervers narcissique est toujours adapté, et s'il
reflète bien le spectre de la pathologie en question.
Ce qui est
sûr c'est qu'il est indispensable d'être narcissique : pour avoir la
motivation d'atteindre des niveaux sans être arrêté par le doute, par la réalité de sa situation personnelle ou par ses aptitudes. Pour pouvoir
aussi s'envisager dotés des qualités dignes d'un dieu ou d'un héros.
Ces gens se pensent indispensables, merveilleux, ils se pensent
admirables et croient détenir des dons. Évidemment, cette image d'eux-mêmes ils
l'ont imposée de force et par la terreur à leur entourage, comme ils s'en étaient à l'origine convaincus eux-mêmes. Chaque
réunion, chaque échange avec "ses équipes" (toujours au pluriel par gonflement d'orgueil) est une
occasion de rappeler une sourde menace, ou une franche attaque.
Il
faut être pervers ensuite pour envisager le monde uniquement d'un point
de vue instrumental. Où chaque personne et chaque événement est un
moyen. Les personnes n'ont pas d'intérêt en elles-mêmes, sauf à renvoyer
vers le/la perverse-e le miroir de son excellence à lui-elle, la
possibilité d'un usage et d'une manipulation, et le moyen vers des fins.
Le pervers pose un
enjeu qu'il est seul à considérer et force ensuite les autres à jouer
pour qu'il puisse atteindre cet enjeu (puissance, gloire, amour,
sexe...). Le jeu se passe sans indication de règles, et en distribuant les rôles à
mesure que le jeu se déroule.
Macron
est évidemment un mégalomane qui se pense réellement merveilleux. Il le
faut quand on brigue la présidence à quarante ans sans avoir aucune idée de bien commun, sans avoir été un
héros de la résistance, ou un grand commis de l’État, ou un diplomate en
vue ... c'est à dire un personnage public. Il est indispensable d'être
illusionné pour pouvoir passer au-dessus de son ridicule, de son
grotesque et remplir aussi la feuille de route à lui confiée par banquiers et patrons...
*L’article
227-25 du Code Pénal réprime l’atteinte sexuelle sur mineur et la fixe à
15 ans, sauf exception définie par le Conseil constitutionnel où la «
majorité sexuelle définie comme l’âge à partir duquel un mineur peut
valablement consentir à des relations sexuelles (avec ou sans
pénétration) avec une personne majeure à condition que cette dernière ne
soit pas en position d’autorité à l’égard du mineur ».
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