La ronce et l’ortie, la digital

  

La ronce et l’ortie, la digitale, aussi la cigüe et le plantain. Ces plantes que parcourut mon enfance, me parcourent à leur tour encore aujourd’hui, qui marchais au milieu d’elles hier. Bras levés, à peine respirant, évitant, enjambant, les fauchant d’une branche de coudrier dans une petite rage de guerrier minuscule, me gardant que la cigüe ou la digitale vinssent à me toucher. 

C’est la grand-mère Baillon qui m’en avait distillée la défiance. Qui savait les reconnaître. Mais en craintive paysanne pourtant décrochée des solides savoirs anciens, elle vouait à peu près toutes les plantes à la même prudence. La ville l’avait gagnée peut-être, et l’antique haine chrétienne pour tout ce qui jaillit bellement et sans crainte.

Le plantain pour se frotter de la piqure de l’ortie. La cigüe qui confondait par ses ombelles toutes les autres tiges efflorées, fenouil, carotte, angélique, dans une même crainte de mourir mystérieusement et sans faillir. La digitale pour s’en tenir éloigné, mais sans pouvoir la quitter des yeux. Et même comme ça, ma méfiance était si bien fichée par la grand-mère que je craignais que la vision d’elle ne m’empoisonnât. La digitale, je sais qu’elle m’observait autant que je la contemplais, sans jamais rêver de la couper d’un coup de bâton. Jamais. Œil de la forêt, sentinelle du layon crayeux. Sévère menace.

Et la ronce, pour de chaque sortie faire une épopée grecque, une gloire de balafres, une preuve de l’épreuve épuisée. Encore aujourd’hui, il n’est pas de moments dans une randonnée où je ne m’égare pas d’une mauvaise décision pour me découvrir au milieu d’un roncier, ou pris entre la blanche épine et le genévrier, les petits houx et ces chênes verts à ras de terre qui s’accrochent à mes pieds. Pas une promenade où je ne finisse en sanglier, aussi têtu, aussi éperdu. Aussi heureux de débucher quand l’épine me rend au sentier.

Et tous les autres arbres et plantules de l’enfance. Les noisetiers qu’il faut tordre là où on les a cassés pour les arracher à leur coudraie, et qui font de médiocres arcs, mais plus faciles à couper que cet autre empoisonné qu’est l’if. Je l’avais lu : c’est avec lui que Robin faisait son arme, infaillible ! flèches et coups de force ! renards et compagnons, tous de refus et insolente rébellion, à moitié forêt eux-mêmes. La fougère en marées, ses inquiétants dessous peut-être pleins de bêtes – mais aussi une jupe, une embuscade, la rousseur à l’automne d’un légendaire celtique. Le chêne et son fruit immangeable où trouver des vers étranges, des gales pour se peindre, un tronc pour s’y arrêter et nouer la ficelle à la baguette du noisetier. Des lances de châtaigner, ses bogues qu’on ouvre avec les pieds pour en séparer sans s’y piquer, les fruits. Les impossibles champignons, poison sur poison, que seuls les adultes osent débrouiller, que toi tu ne te mêles même pas de creuser. Interdits au toucher, crainte des spores qui pourraient tout infecter ! La possibilité d’une vipère. Le lièvre soudain. L’araignée dans la ruine. L’explosion du chevreuil débusquant de la haie. Le coucou pour une fois découvert à la fourche d’une branche. La huppe, rareté, trésor. La carrière d’ocre au milieu du regain de chênes. Aventure, le secret et enfantin délice de la peur, mâchoire de brebis, bréchet d’oiseau, l’anguille affleurant à l’eau grasse sous l’écluse. Ficelles. Le doigt coupé avec ton propre canif que tu tais, qu’on ne te le confisque.

Le feu de feuilles dans le  « bunker des Allemands », la panique quand il prend trop fort. La folie des courses où tes pieds sont des ailes, où tu sais rendre tout ton corps plus léger, sans à peine d’appui au sol, chevreuil toi-même, et : nuage de pissenlit, fracas d’étourneaux, gloire de pollens et d’insectes dans le jour finissant, la soudaine fatigue, la joie au cœur de tes os. Tu laves tes mains sous la menace adulte, t’assieds sans toucher terre sur la chaise trop haute. Le lait froid du soir où trempe le pain blanc c’est un mois l’an l’exotisme, l’étrangeté, le goût de la liberté, les grandes vacances. A la nature donné. Maintenant que les jours se font plus brefs se lève ténue, l’angoisse de la rentrée, du préau, des pluies de septembre, du gris de la ville, de l’odeur des couloirs de l’école, l’angoisse repoussée quelque temps encore sous la promesse du chemin creux demain encore. 

Pour encore : orties, digitales, ronces.

(Pour Marie-Laure Malric) 

 

 

Photo Vidal C Photography 

Commentaires