Le fleuve Scamandre parle à Achille
« ... fais ton triste travail dans la plaine.
Car mes flots délectables sont pleins de cadavres
Et je ne peux écouler mes flots jusqu’à la mer divine.
Les corps m’étouffent ; tu massacres jusqu’au dernier ».
Iliade Chant XXI, 217 à 220
Achille parle au fleuve qui charrie les guerriers troyens qu’il défait, précis, furieux, dans l’épais du combat, l’eau jusqu’aux cuisses au mitan du Scamandre. Il est si fort Achille qu’il peut laisser sa lance de frêne sur le coteau, si fort qu’il tue avec délectation, variant les coups, lucide et prompt au meurtre, comme grisé par la « fumée de sang ».
Achille est méchant.
Au chant XXII, Hector attendait Achille, le monstrueux, qui se rapprochait.
L’Iliade le dit dans son tout premier vers : elle est l’histoire de la colère d’Achille. Et si elle se déclare d’abord contre Agamemnon spoliant le héros de son droit, c’est bien plus tôt qu’elle fut conçue et préparée par son éducation tout entière – la faveur des Dieux l’élit et sa mère le cajole. Il y a du caprice et du narcissisme chez ce meilleur des guerriers, un individualisme farouche. Un égoïsme oublieux.
La colère d’Achille ne cesse d’enfler depuis qu’Agamemnon lui a pris son esclave préférée, et ne cessera de se noircir, de se pervertir, de frapper de droite et de gauche, désespérée. Le duel devient massacre, la valeur devient cruauté, les « mots ailés », du fiel et de la moquerie. Jusqu’à l’abominable crime, l’humiliation du cadavre d’Hector.
C’est sûrement avec incompréhension et une horreur grandissante que les Grecs observaient les transformations d’Achille, telles que les aèdes les leur chantaient. Où est passé la Mesure, et où la Raison ? Où le soin de soi et de la cité, du collectif ? A quoi les dons d’Achille ont-ils été frottés pour qu’il commette ce pire des crimes, défigurer le héros mort, le moquer, empêcher le rite funéraire ? Le retenir de ce côté du Styx, lui interdire l’oubli au-delà, et la mémoire ici.
Le Grec ne s’y trompe pas, il sait que les prolongements d’ὕβρις[1] contaminent plus largement que le seul orgueilleux. C’est tout le siècle qui est empoisonné. Il sait aussi que les racines de la démesure sont à rechercher toujours dans le passé. Mémoire et filiation sont forcément un présage. Mieux : une trace. Et bien sot celui qui ne se penche pas sur contexte, histoire, situation.
Hubris est mère de Panique.
Face à lui Hector, inquiet, humain, soucieux de sa ville, simple, ennuyeux croit-on tant qu’on n’a pas vu son bras monter et descendre au combat.
Achille dont la lance fait gloire. Hector berger des hommes.
Notre monde est celui d’Achille. L’Achille de la fin. Notre monde est sur la ruine de cet avant, au temps de la paix, avant que n’arrivent les fils des Achéens.
Long sillon du Scamandre
Je relis le texte précédent quelques mois plus tard.
Et soudain c’est l’image du cortège funèbre de Shireen Abu Akleh[2] qui s’impose-superpose.
Achille en armée d’occupation insolente, tandis que de jeunes hommes tentent de retenir le lourd cercueil. L’un, tombé au sol, bras qui veut retenir la violence, les bouches ouvertes sur des cris, des appels à ne plus attaquer ce plus sacré des fardeaux, outrage incompréhensible pour des cervelles stupéfaites. Armée jouissante toute, de sa force, de son outrage, engorgée du plaisir de spolier.
On pense à l’enlèvement des Sabines, au massacre des Centaures. La scène est en Palestine. Siège, honte, meurtre, humiliations, résistance aveugle à un acharnement lucide et froid. Toujours le même siège, à l’infini.
Nous nous en reparlons avec des ami∙es dans les jours qui suivent l’attaque par l’armée israélienne du cortège de la journaliste assassinée.
L’image ne veut pas partir. Nous nous en parlons, depuis notre « modernité », trois mille ans peut-être après Troie.
Notre honte est impossible à dire. Notre effroi est impossible à dire. Notre impuissance.
(13 mai 2022)
Photos Vidal C. Photography, tous droits réservés.

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