Au commencement, dit la Genèse (qui en hébreu s'appelle Béréchith qui veut dire... « au commencement" »), le monde était vide et vague. Tohu va bohu, en hébreu.
Le tableau ci-dessus, de Emily Kame Kngwarreye, peintre aborigène d'Australie, s'appelle « la création du monde ».
Le monde y est vague aussi. Les couleurs s'y mélangent dans un mouvement qu'on imagine incessant, fluide, patient. Mais aussi, sans débouché, sans résolution.
Il faut que le Serpent arc-en-ciel se mette à parcourir l'informe et liquide matière du monde pour que des reliefs apparaissent et que se fassent dans l'étoffe du monde concrétions, solidifications. Des montagnes, des collines attunga,
des creux et des trous d’eau billabong
l’étendue d’eau billimari,
des forêts munda kalamunda…
que de nouvelles créatures apparaissent, qui à leur tour infusent une identité aux lieux. Lieu-émeu, lieu-wallaby, lieu-lézard, lieu-yam (un tubercule) ...
Le serpent arc-en-ciel est une invention occidentale. Un raccourci, comme toujours.
Dans les faits aborigènes, ce serpent créateur est multiple et apparaît simultanément à plusieurs endroits, il n'est pas unique et déterminé dans le passé. Il est tellement indéterminé qu'il est difficile de dire qu'il est un serpent mythique, géant, premier, créateur. Il s'agit plutôt de l'arc-en-ciel réel, ou peut-être d’un serpent premier si tu veux – mais seulement à certains moments - ou d'un flux aveugle, désir d'être, un mouvement involontaire-volontaire, indifférent et bienveillant, cruel et mobile, attentif et puissant de la puissance des volcans, des plaques sous l’écorce terrestre, des étoiles. Quelque chose qui arrive et fait le monde.
Fait le monde en permanence. Il n'est pas question d'un passé, même inaccompli comme la langue hébreue par exemple le permet, dans le vague et vide du commencement mésopotamien.
Le temps aborigène est un maintenant-lorsque (now-when). Mieux : un tous-lorsques. Everywhen. Tous les temps. En même temps.
Le Serpent arc-en-ciel : Yurlunggur
Kanmare
Bolung
Muitj
Yingarna, le grand serpent femelle, la mère de Ngalyod
Kunmanggur,
Ou Wajil, chez les Noongar
Le serpent de la Genèse, selon qu'on en fait une lecture littérale ou kabbalistique, est soit pervers, puisqu’il serait cause d’une « tentation » à la désobéissance, soit nécessaire à l’émergence de la conscience humaine. C’est-à-dire à la capacité à discriminer, à voir le différent et le semblable. Le proche et le lointain, le bien et le dissemblable. En hébreu, le serpent : Na’Hach – le Voyant. « De tous les animaux le plus « aroum » : nu. Intelligent. Le terme aroum veut dire à la fois nu et intelligent (1).
Le Serpent est sans mystère – nu. Il est aussi le plus intelligent, le Voyant, qui distingue, qui apprécie le proche et le lointain, le haut et le creux. Et ainsi de suite. Avant le Serpent, pour l’homme et la femme placés momentanément dans le jardin d’Eden et qui viennent tout juste d’être éveillés à la vie, tout est bon. Car pour Dieu, tout est bon – tov. Tout ce que fabrique Dieu, Dieu le trouve bon. Dieu est incapable de distinguer, il ne sait que valider la venue à l’existence des choses : Tov. C’est bon. C'est là. Il s’agit d’un constat, non d’une appréciation.
Il faut le Serpent-le Voyant, nu de la nudité de la candide, froide, tragique et aimante observation, nu de l’absence de jugement sur la concrète et dure réalité pour être capable de distinguer. Distinguer, et donc connaître. Connaître et donc agir. Dieu n’agit pas. Dieu ne connaît pas. Il produit sans aucun écart entre fabriquer et être.
Ça n’est que plus tard, au chapitre 3 de la Genèse, que Dieu devient Yahvé, colérique, volontaire, mâle, tueur, catastrophe, chef.
Le Serpent dresse la pierre du sol, y drosse les forêts et les mers qui viendront s’y écarter et féconder ailleurs, pulluler ailleurs, germer encore et encore.
Les deux Serpents, l’aborigène et l’hébraïque disent tous les deux que c’est depuis le sol qu’émerge la connaissance du différent et du bon. Tous deux fabriquent la différence depuis l'indifférencié. Et créent simultanément le moyen de distinguer, de différencier. L'intelligence et la capacité critique, c'est par le serpent que nous l'avons. Le bon c’est-à-dire le vivant, l’existant depuis lequel émergent à leurs tours les émotions, les sensations d’être vivant. Ressentir c’est connaître, et c’est vivre. C’est la même chose. Voir, connaître, ressentir.
C’est seulement parce que l’humain de la Genèse est sorti du sol qu’il est apte à la distinction, à la discrimination. Tout comme le Serpent arc-en-ciel transforma, et continue de transformer, dans un temps simultané passé et présent, l’informe, l'indifférencié : des collines, des trous d’eau, des créatures émeu, dingos, humains, fourmis à miel, aigles, mystérieux Mimi surnaturels, wombats, crocodiles, tortues, guêpes.
Le ciel est stérile de leçons. Il n’a rien à nous apprendre. Même la pluie s’élève du sol. Dieu vient de Dyaus en sanskrit qui veut dire ciel. Dyaus pitar. A rapprocher de Zeus et de Jupiter. Le père-le-ciel.
C’est depuis le sol matériel qu’on peut connaître, il est différent, il envisage la différence et le semblable et nous donne la clé pour connaître.
Le Serpent arc-en-ciel existe. Dieu n’existe pas.
1. cf. le texte précédent Pour devenir animal V
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