Cette peinture (japonaise, de Sesshū Tōyō, 1420-1506) ouvre à un paysage, et au vide surtout qui l'anime.
La technique est dite hatsuboku-sansui : "encre jetée" (projetée).
A ce titre, il s'agirait exactement du contraire de l'impressionnisme européen. Encre jetée qui dessine des montagnes, précipices et les émotions qui les accompagnent. C'est au sens propre un "ob-jet". Jeté, là, devant. Une affirmation de réalité, une affirmation de concret. Concret dans lequel on peut se perdre, se promener, passer des heures de contemplation, précisément parce qu'il est concret, qu'il ne recule pas devant le fait d'être vrai de sa réalité.
Pourtant les traits sont visiblement des coups de brosse, de pinceau, des projections d'encre, peut-être au moyen d'autres instruments tels que bambous ou chiffons... La technique est sans malice.
Et, pourtant du "pourtant", l'artiste ne se cache pas de son artifice et permet en même temps au spectateur de le dépasser : l'artifice mène à la réalité.
Car le spectateur est à son tour projeté dans un monde qui n'a rien d'imaginaire, mais qui le pose dans le réel, et fonctionne simultanément par extériorité et intériorité : le spectateur est amené à teinter son regard vers le dehors (la peinture) des impressions que lui procure la peinture, et la peinture nourrit ses impressions internes. L'art de ce peintre du 15è siècle annule la dialectique intérieur/extérieur mais invite à ce qu'ils se poursuivent mutuellement. Non-dualité.
On dit que c'est l'invention de la photographie qui aurait amené la peinture européenne à produire l'impressionnisme.
La possibilité du flou "natif", intrinsèque à la photographie, aurait affranchi la peinture de l'impératif d'exactitude. Même si Turner aura été pionnier, sans doute.
Mais plus de cinq siècles plus tôt (et davantage si on considère la peinture chinoise), il me semble que Japon et Chine font exactement le contraire tout en maniant pourtant également le flou. Le geste de l'artiste japonais amène à considérer mieux encore la réalité et invite à la contempler en tant que telle. Par-delà l'abstraction totale du geste.
L'artiste occidental rend abstraite la réalité et la sublime de ce fait. C'est à dire qu'il l'emmène ailleurs (la série sur la Gare St Lazare de Monet par exemple). Il y a à la fois un gommage et une idéalisation. Paradoxalement, l'objet - la Gare St Lazare - en devient plus dure, et non plus réelle.
Sa signification en revanche gagne en "cruauté" (au sens de Nietzsche, d'Artaud et de Rosset).
L'artiste asiatique ne sublime pas. Il n'amène pas l'objet ailleurs que là où il est. Il amène l'observateur en revanche à se poser dans le réel et à le contempler non pour la signification qu'il détiendrait - par exemple sociale ou psychologique - mais pour son absence totale de signification justement.
Le réel est là. Même s'il n'est pas le rendu d'un paysage réellement existant de montagnes, brumes et torrents, la peinture amène au réel.
Quand on regarde ce tableau, on cesse de réfléchir et on n'est plus au-dehors à qualifier l’œuvre (c'est beau, c'est bien fait, le rendu des couleurs, ceci, cela). On est amené à cesser de penser "au-dehors", on est, comme dit plus haut, dans une cessation de dialogue intérieur-extérieur.
Quand on emploie ce genre de vocabulaire (cesser de réfléchir, intériorité, etc), le réflexe occidental saute immédiatement à la conclusion : "spiritualité". Et il la qualifie tantôt positivement, tantôt négativement.
C'est tout le contraire. Il n'y a nulle spiritualité dans ce tableau, pas plus que dans d'autres tableaux chinois ou japonais de ce type.
Il est précisément un véhicule à la cessation de la spiritualité pour mener à la réalité, la capacité à être réel, à se comporter avec réalité. La beauté est réelle. Ce sentiment que nous ressentons de beauté, n'est pas un qualificatif qui est "dit" depuis l'extérieur du tableau, comme c'est le cas de celui de Monet. C'est une sensation, au contraire, que le tableau de Sesshu Toyo provoque en nous plaçant, non depuis le dehors d'une œuvre, mais dans la possibilité d'une cessation de "dialogue" dedans-dehors, pour nous laisser dedans-dehors, et sans dialogue. Dans un "entre-deux", mouvement-tension vague et fragile.
D'un côté :
coup de brosse abstrait, visible, assumé : réalité. Intégration totale du réel, du support et du spectateur. Celui-ci disparaît en tant que "regard" autant qu'en tant que "spéculation".
De l'autre :
réel abstrait, rendu flou : écart, distanciation, irréalité. Abstraire, c'est à dire couper, désintégration. Le spectateur est maintenu à distance, il ne cesse de "spectare" autant que de "speculare". Le réel demeure objet de conjecture, discutable, "abstractable", illusion.
On est soit :
à distance, ou avec.

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