Flou, et réalité 2

 
 

De la réalité encore.
La photographie est un art qui est entièrement dépendant de la réalité. L'angle peut changer, la netteté, ou le flou peuvent être convoqués. On peut superposer des couches et donner une qualité onirique ou irréelle au cliché. Mais il est toujours question de partir du réel.
C'est ma sensibilité, humeur, projet qui vont changer le rendu. La photographie est née de la réalité, pour tenter de la rendre au plus exact. Et il n'est pas du tout contradictoire de produire de l'onirique, de l'irréel avec le réel. Encore une fois, elle est la seule technique dont le flou est une possibilité intrinsèque.
Transformer, travestir, visiter autrement, éclairer autrement -puisqu'il s'agit de lumière. Mais la photographie n'esquive pas le réel. Le réel est sa condition.
Je ne peux pas photographier ce qui n'existe pas. Rien ne s'imprimera sur le support.
Tout autre est le projet de la croyance, de la métaphysique, de la religion, de l'hermétisme.
Là où la photographie, ainsi qu'une certaine école de philosophie, matérialiste, prend ce qu'il y a et fait avec, force est de constater que deux mille ans de philosophie majoritaire, les religions, ainsi que leurs rejetons médiocres ou tapageurs, sont entièrement construits sur l'évitement du réel. Sur ce sentiment, dont on fait ensuite système, que décidément la réalité ne devrait pas être telle qu'elle est.
Les publications précédentes de ce jour au sujet du New age parlent de cela.
Mais il faut voir comment, chacune des fois que nous avons dit "ça ne devrait pas être comme ceci-cela", "je trouve injuste de mourir si jeune, si vieux, si ceci-cela", "ce serait bien de ne pas vieillir", "ce serait bien de ne pas avoir à se confronter à ses peurs, à l'horreur, au trop-plein de joie, à l'incertitude, aux décisions à prendre, à l'absurdité intégrale de l'existence"... chacune des fois que nous disons ces choses nous fabriquons une irréalité dont le produit sera pire que le tragique inévitable qu'on a voulu, pourtant, éviter.
L'humanité est volatile : créons une morale indépassable parce qu'édictée par le divin, et nous tuerons ceux et celles qui contreviennent.
Et nous prétendrons ensuite que les religions sont tout de même un moyen de contrôler les instincts, alors qu'elles sont une mauvaise réponse à une réalité qui nous pétrifie, c'est tout.
Le religieux, le moral (le politique autoritaire) ose reprocher à la raison de ne pas avoir toujours les réponses. Il semble pourtant fondamentalement plus honnête de ne pas prétendre avoir de réponse que de prétendre les avoir toutes.
Alors : des dieux qui marchent sur l'eau, ou qui tuent les enfants égyptiens, ou qui coupent la main des voleurs, ou vantent la soumission comme une vertu, ou relèguent les femmes à l'indignité.
Au nom de l'invisible, jamais vu, pas touché, toujours différent et forcément contrôlant.
La photographie ne peut pas faire sans le réel. Elle s'amuse du réel, elle l'emploie, elle l'embrasse, elle s'enthousiasme et s'enivre de réalité pour produire, depuis l'instant, de l'éternel. Sinon de l'éternel, du moins du tangible, du reproductible, un certain dévoilement/dissimulation.
C'est une métaphore intéressante il me semble, de ne pas rejeter, repousser, nier même, mais prendre la réalité pour produire quelque chose qu'on donne à voir. Nulle fuite. Un courage.
En lieu de ces arrière-mondes qui naissent de ces phrases qui commencent par "normalement il ne faudrait pas que ..."
La photographie ne cesse pas de montrer le réel. C'est le contraire de la religion, que son dieu soit Dieu ou "l'Univers", qui hait le réel, assemble des nuées, les peuple d'invisibilités, et tuera pour qu'on s'y plie.
La réalité est absurde. Même, selon le Zen, elle est vide, faite de vacuité. Se réaliser dans le Zen (dans le bouddhisme primitif aussi), puisque j'en parle, c'est réaliser ce vide dont la réalisation amène d'emblée une acceptation entière et consciente, et aimante mécaniquement, du monde tel que.
La réalité est cruelle. L'expliquer par des décrets divins serait de nature à tempérer cette cruauté ? Ce serait plutôt de nature à ne pas réfléchir, ni tenter de prendre sa part à la marche du monde pour adoucir les cruautés. Encore une fuite. Une fuite qui n'est pas un marronnage, mais une demande de chaînes supplémentaires.
Rabelais, qui est le plus grand de tous les auteurs français, disait "je ne bâtis que pierres vives, ce sont hommes". Il partait du réel, et tirait le fil. Sa matière est le tangible et le réel, observé et raconté d'une manière, sous un angle donné, avec sa nature à lui, drôlatique.
Mais non. La vérité serait ailleurs que sur la pellicule, et la pellicule elle-même création divine, et le doigt qui déclenche, manipulé à son tour par le grand mamamouchi qui dit à l'un ceci, à l'autre cela, et à tous deux d'obéir, sous peine de mort.
La photographie, une métaphore.


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