Ma mère est malade. Elle est âgée.
Je ne dis pas qu'elle est malade pour qu'on me plaigne. Ni encore moins pour qu'on la plaigne. Pas du tout son genre. Une dure au mal.
Mais une dure au mal avec une âme d'artiste.
Je ne dis pas qu'elle est malade parce que je pense que les réseaux sociaux sont un endroit où il fait bon s'épancher. Pas mon style non plus.
J'en parle parce qu'il y a une chose qui s'appelle la dignité.
J'en parle parce qu'en tant que militant, libertaire, fatigué, et engagé politiquement de manière volatile dernièrement, je trouve que nous sommes, nous les gauchistes, complètement à côté de la plaque. Parce que les "valeurs" que nous défendons ne se trouvent pas en face des réalités qu'elles représentent.
Ma mère donc.
Ma mère est d'une autre époque. Évidemment. Pourtant elle est d'une vivacité que sa maladie n'entame pas. Comme l'hermine de la duchesse Anne : plutôt crever que déchoir, ou laisser la maladie teinter ce qu'elle a tenu à incarner toute sa vie.
Ma mère est fille de prolétaires. Sa mère factrice, partait en mobylette Peugeot tous les matins, des hauts de Rueil où ils avaient un pavillon en meulière. Du quartier prolétarien de Rueil, un peu grisâtre, un peu triste. Petites rues en pente, qui jouxtaient Suresnes, Nanterre, et leurs quartiers populaires d'avant-guerre. Pas les barres HLM. Les employés, ouvriers qui avaient un peu économisé. Mon grand-père était guichetier à la Banque de France. Un employé, aussi. Revêche,grisâtre aussi. Parfois drôle. Souvent pas.
Ma mère dans cette famille c'était une fusée. Une artiste comme j'ai dit. Avec un goût inné pour la beauté, pour comment assembler des couleurs, faire fonctionner des volumes, harmoniser des objets. Si elle avait pu aller à l'école plus longtemps, si la vie ne l'avait pas rattrapée, entravée, mis des boulets à chaque pied, elle aurait peint, ou sculpté.
Elle n'a pas eu besoin que son milieu lui apprenne à aller au musée, ou à repérer la beauté au milieu d'un fatras de choses aux puces de Clignancourt, ou comprenne une photo ou un tableau. Un œil, une sensibilité sans faille et sans éducation.
Sûrement qu'elle a profité que son bourgeois de mari, celui qui l'a abandonné aux griffes de la belle-mère quand celle-ci décida d’enlever son premier-né, puis qui est revenu,pour l'abandonner de nouveau, plus officiellement quelques années plus tard, sûrement donc, qu'il lui a permis d'accéder à de la culture, cinéma, musée, galerie. Mais l'éduquer lui ? Lui, s'enflammer pour une toile, ou montrer le rythme d'un tableau ? Quelle rigolade.
De toute façon, elle n'en avait pas besoin.
Et j'arrive un peu à ce que je veux dire.
Ma mère est une prolétaire qui n'a jamais décollé du poste de secrétaire (de direction, à la fin, mais bon. Virée comme une malpropre par la Lyonnaise des eaux). Pourtant (je dis pourtant comme disent les bourgeois : une prolétaire "mais pourtant"...).
Une âme d'artiste, une passion pour l'art, la lecture, les phrases bien tournées, ou étonnantes, ou choquantes. Une soif brûlante de vivre qu'elle étanchait par la culture, puisqu'elle ne pouvait la satisfaire socialement ou financièrement.
Tu penses. Avec une retraite de chômeuse à 52 ans.
La beauté ça peut s'apprendre, mais pas forcément. La beauté c'est dans notre œil humain. C'est humain. Notre humanité, je veux dire, est toute entière dans cette capacité à la voir.
Les bourses du travail fondées par Pelloutier notamment, s'étaient dotées d'un système éducatif, concurrent des cathos ou des républicains de la IIIe de Jules Ferry. Et qui marchaient fort bien. Leur ambition : que les enfants d'ouvriers, à la fin de leur scolarité soient capables d'écrire un livre.
C'est dire que le prolo c'est l'accès qu'il n'a pas, les bases parfois. Pas l'intelligence. Il n'en manque pas plus qu'un fils de patron.
Ma mère elle savait - elle sait - reconnaître ça, la beauté, le langage, l'intelligence d'une œuvre écrite, la pertinence de l'art.
Mais voilà, on me dit qu'il faut faire court. On me dit que les auteurs, c'est élitiste. On suggère que la culture est forcément une chose bourgeoise.
On dit, disant cela, que le/la prolétaire, le ou la paysan-ne, l'immigré-e, pour eux il faut faire simple. C'est à dire pas trop long, pas trop compliqué, pas trop original, pas en dehors des sentiers battus.
On me dit ça : à gauche. A l'extrême gauche.
J'ai connu une institutrice "d'origine algérienne" qui enseignait en cité en banlieue parisienne. Interrogée à la radio, elle s'entend dire par la journaliste : "mais alors, à ces jeunes des cités, vous leur faites étudier du rap en français ?
Elle s'est mise en colère presque. "Non, on est en classe de français, mon travail c'est de leur donner le goût de Hugo, de leur montrer la modernité de Lamartine, la violence et l'intelligence de Maupassant. Pourquoi j'irai à la fausse solution de facilité de leur faire travailler du rap ? Pour avoir la paix ?"
Les auteur-es sont à nous. La culture, elle est à nous. La beauté est à nous, malgré qu'on parque les pauvres dans la laideur des faubourgs.
A chaque fois que nous renâclons parce qu'un texte est trop long selon nos goûts aliénés du XXIe siècle, selon notre paresse aliénée, américanisée, au seul prétexte de sa longueur sans aller plus loin, à chaque fois que nous trouvons élitiste de citer des auteurs, d'évoquer une oeuvre, d'utiliser des termes techniques, nous disons : "les prolos ils ne peuvent pas comprendre".
Le mépris de la culture, le mépris du savoir, de la précision, de l'exigence, c'est un élitisme, c'est un mépris. C'est dégueulasse.
Parce que je ne parle pas ici de sorbonicoles qui pontifient, ou d'un parisianisme pédant. Je parle de dire, d'écrire, de donner accès, et d'être exigeant en matière de culture, de littérature, d'art : pour nous tous-tes.
Homère était récité par les aèdes grecs, et les gens, petits et grands, riches ou pauvres s'asseyaient et écoutaient, demandaient un passage préféré, un épisode particulier. Tout le monde connaissait Homère et ses milliers de vers.
Pareillement, de cette époque jusqu'à celle de mes grands-parents, où on faisait la lecture, ou un conte.
L'imbécile remarque fuse à ce moment de mon récit : "ouais mais c'est parce qu'ils n'avaient pas la télé".
Exactement. C'est "grâce" à l'absence de télé que la culture était vivante et le bien de tous-tes.
Alors penser, oser penser et dire que les prolos, paysan-nes, habitant-es des cités ne peuvent plus écouter des récits longs, issus d'auteurs morts, non télévisuels, c'est dire qu'ils ne sont capables que de ça : la télé. Que de ça : la médiocrité, la soumission à ce que le pouvoir donne en pâture. C'est du mépris. Du mépris de gauche, du mépris de militant-e qui sait mieux, qui sait ce qui est bon pour le prolo.
Le rock, le rap, c'est aussi de la culture. Évidemment. Mais je pose la question : à quel point faut-il soi-même être aliéné pour prétendre que la longueur d'un texte, son exigence formelle, sa qualité, toutes choses que je tiens moi pour une manière d'honorer, de respecter le lecteur, le spectateur, ne seraient pas adapté-es aux prolo/paysan...
Il faut soi-même être bien loin du compte, de son propre compte, pour avancer ce genre de saloperies. Il faut aussi considérer que l'affaire est faite, et la partie jouée : qu'il n'y a plus rien à faire. Pas d’éducation populaire, pas d'initiatives pour faire accéder les gens à la culture. Il faut être sacrément nihiliste pour penser qu'on ne peut rien faire, et surtout penser que : eh ben, les prolos, Maupassant i' peuvent pas comprendre.
C'est répugnant. Autant être de droite.
Car nos militant-es manquent d'exigence, qui confondent pudeur et pudibonderie avec leur mépris du corps, confondent culture vivante et mode bourgeoise, confondent leurs petites angoisses avec la soif des classes populaires pour retrouver la beauté et la dignité de la création, de la sensualité, de l'expression.
Ma mère, qui est une personne pour qui la dignité est la plus grande affaire de sa vie - parce que son itinéraire, le capitalisme, son mari (mon père, ce salaud), les patrons, les bourgeois ont tenté toute sa vie de la lui enlever, ma mère ce qu'elle dit, encore aujourd'hui, avec une voix qui faiblit c'est : tout ça, la beauté, l'intelligence, la sensibilité, les œuvres d'art et les livres, c'est à nous. C'est ce qui nous empêche de déchoir, c'est ce qui nous empêche d'être vaincu-es.
A nous.
Faut arrêter de prendre les gens pour des cons.

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