Moi, c’est l’odeur des marronniers de l’automne qui m’arrête et m’enivre.
Elle me renvoie à l’enfance que j’eus et qui est toujours en moi. Parce que les marrons d’Inde c’étaient d’en remplir des sacs qu’on exigeait de nos mères, pour en faire la collection, ou des objets d’art, ou on trouverait bien un emploi. Leurs « non » étaient aussi lestes que leurs mains. Il fallait persuader, s’exaspérer parce que rien n’était plus important que de remplir des sacs de marrons d’Inde, et que les mères ne comprenaient rien. Et de les tanner, en soufflant, ou de les contourner en dérobant ce qui nous était nécessaire.
Nos enfances furent passées à n’entendre du monde adulte que des non. Les mères, les profs, les commerçants. Les pères, évidemment dont c’était l’office. Non immédiats irréfléchis, automatiques, un peu indolents. Généralement inefficaces, puisque nous mentions pour finir par faire ce que nous avions décidé de faire, au risque de la taloche. L’immédiat bonheur de nos inventions, c’est le retour qui est douloureux.
C’était l’époque des cagoules obligatoires et des vêtements qui grattent, de la carte de bus à poinçonner, glissée dans un étui en plastique, autour du cou avec un fil de laine.
Les marrons dont nous avions imaginé faire des choses étonnantes se tassaient au fond de sacs et finissaient à la poubelle au printemps, ou commandés d’être retournés à la nature, cent fois, avec cris maternels et menaces du pire.
A la rentrée d’automne nous nous retrouvions, Paulo, Belhacème, PDV (ses initiales), Jean-Philippe, Jan Hurnemann, et même Carole qui venait de la résidence d’après celle d’à côté, au diable. Tous les gosses, il fallait les ranger en bataille contre les autres gamins du quartier. Et pour les ranger dans des jeux et des aventures il fallait passer des heures à leur expliquer le Rahan qu’on avait lu dans l’été, ou tel bouquin de chevaliers. Toi tu seras celui-ci, et toi tu seras cet autre. Et les « autres gamins », ceux qui n’étaient pas de cette bande, parfois ne demandaient rien, mais on les déclarait ennemis, avec des fantasmes. C’est eux qu’ont cassé la cabane, qui m’ont regardé de travers, qui ont piqué le cartable d’untel – et l’affaire était évidente et les preuves inexistantes se révélaient à l’évidence accablantes. Et donc les « autres » qui n’avaient pas besoin de beaucoup de sollicitations pour assumer d’être adversaires, se regroupaient, récupéraient tel et tel autre, et le frère à Rémi, et la sœur à Jean-Bat’. Et une fois répartis les camps on pouvait faire des fortifications de feuilles de marronniers en cercle, l’une en haut, et l’autre en bas du côteau de la résidence.
Et on se lançait des marrons dans la figure. Fébrilité et héroïsme ! Urgence et danger ! Nous nous faisions des recommandations tactiques incessantes, parfaitement contradictoires, tout en évitant l’artillerie d’en face. Baisse-toi ils vont t’avoir ! Les audacieux (moi !) osaient des contournements, des attaques en voltigeurs, seuls, glorieux de ruse et de courage, follement précis, une fois sur dix. Et nous carapatant sous les projectiles pour bondir dans notre barricade de feuilles de marronniers, de se vanter et de se moquer : t’as vu comme je l’ai eu l’autre là ? En plein dans son cul. Et puis le rouquin là, quel bébé je l’ai à peine touché il s’est mis à chialer comme un bébé. (Tout en craignant qu’il aille le dire à sa mère. Ou pire, à son père, celui qu’est plombier).
Ou terriblement outragé, parce que Jean Bat’ il est parti avec les autres, dans leur camp ! c’est un salaud ! un traître ! Et Macaire ! qui t’as tiré dans le dos en lâche !
Il y avait des négociations, parce qu’il fallait quand même s’organiser un peu, refaire le scénario s’il tournait à notre désavantage, ou parce que le petit frère de Carole s’est fait mal et qu’il fallait le raccompagner chez lui. Cessez-le-feu.
Jusqu’au moment où surgissait Botzigar, l’un des gardiens de la résidence. L’immanquable chicot de tabac éteint au coin du bec, et sans doute alerté par un parent qui nous avait déjà engueulé depuis une fenêtre et à qui on avait déjà répondu « on s’en fout », il nous menaçait de nous emmener à la loge des gardiens, avec ordre aux parents de nous récupérer. Son apparition déclenchait d’un côté la volée de moineaux des plus petits ou des nouvellement arrivés - ces trouillards - ou l’opposition farouche : on l’insultait et on lui lançait, pour les plus hardis, des marrons. On renâclait – vous avez pas le droit on a le droit on reviendra on s’en fout. Eh Botzigar, tu pues le cigare.
Mais si c’était le père de Belhacème, sosie d’antan d’Abdelatif Benazet, le rugbyman, l’affaire se pliait en quelques secondes, ça décanillait sans qu’un seul de nous ne regarde en arrière, nous cachant aux cages d’escaliers et sous les porches. Sauf Belhacème qui s’en prenait une et repartait fermement tenu par la main (la honte) par son père.
Nous on était la bande à Pi. Et Pi il avait un an de plus que moi, c’est-à-dire quasiment un adulte à mes yeux de 9 ans, il était maigre, et brun, et rare. Il avait de fait, une dureté, et une maturité que nous n’avions pas, et personne ne savait où était la sienne d résidence, dans quelle école… D’où l’aura de chef et de mystère. Une fois on avait trouvé un cheval. On ne sait pas d’où il était venu, mais nous l’avions trouvé qui broutait à l’orée de la forêt, et lui aviosn fait un petit enclos avec des branches, après l’avoir attiré avec une poignée d’herbe. Le lendemain, dûment diligentés par Pi qui avait distribué ses consignes avant qu’on ne se sépare, Jean-Philippe et moi on est allé aux nouvelles. Le cheval on lui avait même déjà donné un nom. Et puis il serait notre compagnon fidèle, un ami même, un confident, et même un moyen de crâner et de faire la nique aux gardiens. On l’emploierait pour des coups fumants, pour initier les nouveaux venus de la bande. Arrivés sur place, le cheval n’était plus là. La barrière de soixante centimètres de haut que nous avions érigée, il l’avait enjambé, il était reparti là d’où il était venu. Mystère et scandale. Toutes les hypothèses furent examinées. Untel qui l’aurait libéré, le traître. Ou tel autre, pour nous faire rager. La preuve, il avait eu les jetons de caresser le cheval. Ou son père était flic, ça prouve. Les lecteurs du Club des Cinq, de Tintin et de Pif que nous étions, on ne la leur faisait pas. On savait bien qu’il y avait crime, entourloupe et manigance. Un cheval qui saute notre corral ? A d’autres. Forcément : complicité.
Du coup, on est allé vérifier à la Grotte d’Iclère. D’abord parce que c’était de loin le recoin le plus étrange et inquiétant de cette forêt qui bordait nos immeubles. Propre donc à recueillir un nouveau mystère. Et puis parce que n’importe quel prétexte était bon pour aller se faire peur là où nos parents nous avaient mille fois interdits d’aller. Nous tenter les uns les autres d’oser y pénétrer. Parce que la Grotte d’Iclère c’était là, il paraît, que les Allemands avaient creusé des tunnels jusqu’à la Seine. Pour s’enfuir ! devant la Résistance ! Du bunker où nous faisions des feux de feuilles, jusqu’à la Seine. La Grotte s’ouvrait dans un profond fossé qu’il fallait dévaler, puis remonter sur l’autre versant pour pouvoir y pénétrer. T’as la trouille ? Non. Ouais t’as la trouille ! Trouille, mesure de toute l’enfance de défi, de ravissement, de reculades honteuses et de copinages rabibochés.
Il paraît. Dans la Grotte, il paraît, le grand frère à Pi il avait trouvé une grenade. Et le père à Jean Bat’ un pistolet. Un pistolet ? Un pistolet d’allemand ! Et puis Truc-là comment qu'il s’appelle, un grand, il paraît qu'il est allé jusqu’à la Seine en suivant les tunnels. Les Allemands ils ont fui par là. Et le père à Jean Philippe il a combattu les Allemands, je te jure. La Grotte d’Iclère. Iclère nous le savions, avait été le chef des Allemands. Ce trou dans le sol de la forêt, un épicentre de méchanceté à défier, une promesse d’exploration et d’aventures à raconter.imagines qu'on trouve un fusil !
Mais le père de Jean-Philippe, mon meilleur ami, il n’avait pas du tout combattu les Allemands. Un peu plus âgé que le mien né en ’39, la cicatrice qu’il avait au coin de la lèvre inférieure, qui lui tordait la bouche dans un perpétuel sarcasme, le père de Jean-Philippe il avait fait le mercenaire au Brésil. Je l’appris beaucoup plus tard. Dans des milices de grands propriétaires terriens.
En attendant, il traitait tout le monde à coups de pieds : son fils, son chien de chasse Sacco, sa femme, et parfois sa fille. Et moi aussi pour faire bonne mesure quand on était tous les deux coupables, Jean-Philippe et moi d’une connerie partagée. Coups de pied au cul, forts, commandés en sadique : tourne-toi, voilà, bouge plus, à ton tour. Coups de pied au cul, forts, pour Jean-Philippe et moi, coup de pieds dans le ventre de son chien, avec le whiskey de trop, ou qui s’énerve tout seul de ne pas avoir frappé depuis longtemps, l’envie de faire mal.
Moi il m’appelait mini-rabbi. Je ne comprenais pas pourquoi. Et mon père « maxi-rabbi ». Quand nous étions ensemble : maxi-rabbi et mini-rabbi.
Son balcon donnait au-dessus du côteau où nous faisions la guerre des marrons. Meubles de famille, tableaux de chasse, de chiens de chasse, de trophées de chasse, de bucoliques campagnes encadrées doré. Des gibiers morts peints à l’anglaise, dans de petits cadres, aux murs. Robert Chavanne de Dalmatie. Qui battait ses enfants et sa femme.
Avec Sophie, sa sœur, et Jean-Philippe, de retour de cabanes dans la forêt, de fumer de la moelle de sureau, de faire du bicloune, on montait une nouvelle cabane dans la chambre de mon ami, avec les draps de lit, des coffres, des bouts de ficelle. Jean-Philippe sortait des fétiches en métal rapportés d’Afrique, de petites figurines cuivre et noir. Et on se racontait des histoires pour se faire peur, agitant les fétiches, jusqu’à ce que Sophie terrorisée se rue dehors en se plaignant à sa mère qu’on lui faisait peur avec nos histoires. Mission accomplie. Quelle trouillarde. (Et dire qu’une fois elle m’avait proposé de m’embrasser sur la bouche. Les filles c’est nul. Alors moi les embrasser ? Jamais !).
L’un des coffres d’enfant contenait des centaines de cartouches vides ramenées de la chasse où mon ami accompagnait son père. Avec ces munitions, on poursuivait en intérieur la grande guerre marronnière commencée dehors. Nous retranchés dans la chambre des garçons et Sophie et le petit dernier, dans la sienne. Nous lancions des sorties de folle audace, et des coups de main dignes de la Résistance ou des commandos anglais, dont on collectionnait les figurines. On mitraillait les murs et les remparts de matelas, staccato et cris de guerre, jusqu’à ce que leur mère mette fin aux hostilités.
Catherine, l’aristocrate, la femme du chasseur fasciste. Comment était-elle amie avec ma mère, la fille de prolétaires ? Car elles étaient vraiment amies. Elles l’étaient fortement, et le furent toute leur vie. Sincèrement. Sans doute sur le fond de confidences réciproques. De la violence pour l’une et de l’ennui, de l’asphyxie pour l’autre.
On ne sait pas quand on est enfant, qu’une femme peut être battue par son mari. Ou c’est qu’on vient de l’une de ses familles-là, où l’on frappe sa femme et ses enfants. Alors on sait. Mais comment pouvait-on se côtoyer Jean-Philippe et moi, avec une telle amitié, une telle profondeur d’amitié, sans que je n’en sache rien ?
Mais savais-je ce qu’était un juif ? Un Allemand ? Un raciste ? Un bourgeois ? Un catholique ? Une prolétaire ? La violence perverse ?
Moi je ne savais que : les marrons, leurs feuilles dont on fait des araignées, et leurs fruits dont on fait des batailles de gosses, des après-midis entières de gosses, au soleil doré et finissant de l’automne. Dont on fait une litanie d’images accrochées par un bout de ficelle, un peu sale, un peu rafistolé, auquel on attache encore : les piquets de l’enclos, pour le cheval, un canif, le lacet cassé des chaussures, une boîte d’aloufs piquée aux parents, le vélo Motobécane blanc pour le Noël de dix ans, l’ennui lourd de l’école qui avait le parfum de créosote de ses couloirs, de novembre et de ses fenêtres vers le dehors, qui pleuvent. L’amour pour Esther, les pleurs ravalés de la soudaine envie d’être à la maison, la peur du bus manqué, la catastrophe du bus manqué. Avec des nœuds serrés un peu plus fort encore : la clé autour du cou, la carte de cantine rouge, l’album Spirou 1969, l’envie de pleurer et la joie sans mélange, la promesse des vacances, l’agacement pour le petit frère qu'indiens et spartiates n'intéressent pas, les confidences, les inventions d’histoires pour s’émerveiller et s’interroger sur tout ce qu’on ne comprend pas. Tout ce qu’on ne sait pas encore et qui grandit et creuse le monde entier, le faisant terre de passages secrets, terre du temps long à s’absorber dans un spectacle d’ouvriers au travail, dans le dessin d'un livre, dans le minuscule ou la céleste vastitude, terre étincelante d’amitié et de frayeurs ravies. Tout ce qui nous arrive, tout cela, mille choses attachées avec un bout de ficelle, autour du cou avec les clés, pour ne pas les perdre.
Tout ce que nous ne comprenons pas quand nous sommes à neuf ans, ou à dix ans, et qui, quand nous le comprendrons tentera d’effacer l’odeur des marronniers et des couloirs d’école, de rompre la ficelle. Tentera, mais ne peut pas me retirer à chaque automne revenu, l’odeur des marronniers.

C'est sympa comme anecdote de ton enfance d'où surgit ta passion pour le combat de la rue ...
RépondreSupprimerC'est peut-être un peu exagéré de tirer un fil de l 'un à l'autre, mais c'est assez vrai que j'aime la rue .Mais plutôt comme mon grand-père. Il venait d'une famille juive de Tunisie, pauvre, berbère de langue et de culture. Il est devenu médecin pendant la guerre avec la 2e DB en Afrique du nord. Il n'a jamais renié son amour de la rue et des gens, et n'a pas supporté la retraite qu'il a prise à 70 ans tant il avait besoin d'être dehors. Il appelait ça le "sirop de la rue". Moi aussi j'ai le sirop de la rue. Mais ps pour la bagarre de rue (je n'ai d'ailleurs jamais fait de bagarre de rue, même si j'ai été pris pour cible par les flics, mais franchement je n'avais ps envie de jouer avec eux). Mais discuter avec les inconnu-es, distribuer des tracts, parler des problèmes, se rencontrer, ça ça me fait descendre dans la rue encore maintenant. Me battre, non... :-)
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