Vivre le continu ou périr de l'essentialisme.
Notre idée occidentale de l'individu, fortement imprégnée de la philosophie proto-capitaliste des Lumières (sans parler de l'héritage platonicien) sert en fait à fonder une conformité. Conformité où c'est au creux de l'individu que doit s'exprimer le paradigme dominant de ce qu'il est bon de faire et de représenter. Et de reproduire.
Alors que le discours dominant est individu = liberté, dans la réalité il s'avère que individu = conformité. Le paradoxe n'est qu'apparent.
C'est une essentialisation profonde qui caractérise le projet de la modernité (comme celui de Platon ou de St Paul) qui procède par massification.
Pour l’essentialisme, l'humanité seule est valide, et les humains sont de fragments de l'humanité. D'un point de vue non- ou anti-essentialiste, les individus existent, et l'humanité est l’ensemble des individus (que j’appellerai sujets désormais). (Techniquement, ce non-essentialisme procède de l'approche philosophique appelée « nominalisme », mais passons).
Dans le projet essentialiste, c'est une essence de quelque chose qui doit être réalisée - race, élection, pureté, socialisme réel, homme du futur, etc. On dira : « l’ » Homme, comme on finit toujours par dire « le » Français, « le » Juif, « le » Noir, « la » Femme. Avec majuscules.
A ce compte, le monde, la contingence, la nature, la matière sont autant d'entraves, de solidités sur le chemin de l'essence et des idées (que le marxisme autoritaire se pose comme matérialiste ne change rien à son idéalisme fondamental programmé par la téléologie dialectique).
Toute autre est la notion de sujet.
Et c'est l'anthropologie qui nous indique comment nous tentons continument de nous dégager de l'indifférenciation-soumission à laquelle l'essentialisation veut nous réduire. Et comment nous pourrions de nouveau nous libérer.
L’anthropologie – le merveilleux livre de Charles Stepanoff "Voyager dans l’invisible" en parle très bien – décrit comment il est impératif pour des peuples de chasseurs de devoir nécessairement distinguer le sujet de la masse de ses congénères. Il décrit non seulement en quoi le chasseur doit comprendre combien « tel » animal est différent de tel autre congénère pour le chasser efficacement, mais encore comment il doit le célébrer dans sa singularité au moyen de rituels, convocations, dialogues magiques. Et c’est par la singularité « anormale » (des animaux albinos ou déformés, un comportement ou lieu de rencontre inhabituels indiquent qu’on est en présence d’êtres chamanes ou magiques) qu’on infère une singularité systématique de tous les individus. Un troupeau de rennes est un ensemble de rennes-sujets.
Dit autrement, l’anormalité non seulement n’est pas caractérisée comme négative, mais rappelle que le sujet se dégage de la masse apparemment indifférenciée. Il y a émergence et persistance du sujet. Il y a le souhait du sujet. Chasser, ritualiser, communiquer, toute approche du dialogue est donc : intersubjectivité. Et aussi : toute interaction est dialogue, et non usage, instrumentalisation, exploitation d’une ressource.
Les rituels de la « tente sombre » notamment que décrit l’auteur, tout comme la « rencontre » de Nastassja Martin avec l’ourse (Croire aux fauves), ou les descriptions de Descola de rêves humains-animaux, opèrent également par dégagement. Où c’est le singulier, qui toujours sans cesse se désengage, se déploie hors de la massification-idéalisation-essentialisation. Et où ce qui se dégage, émerge, c’est l’existence d’un dialogue, la possibilité d’une intersubjectivité qui ne s’arrête pas aux bornes de l’espèce. Il existe, ce dialogue, entre le sujet et le milieu concret des arbres et des rivières, entre le sujet et les autres espèces.
Dialogue. Qui ne s’arrête pas aux bornes du langage humain.
Dans un très beau livre (décidément) Jean François Billetter rafraîchit Héraclite, comme il avait rafraîchi Tchouang tseu, de « l’obscurité » à laquelle les graves sachants aiment à les confiner, pour montrer que leur propos à tous deux est de comprendre la subjectivité.
En préalable à toute (inter)subjectivité : l’acceptation de la nécessité, du « fonctionnement des choses » comme dit Billetter pour traduire Tao.
La condition ensuite est l’abandon du langage. Dans certaines conditions, et pour réaliser un dialogue efficace, il faut l’abandon du langage. Pour éviter que le langage soit le véhicule de tout un continent de culture, affirmations, définitions… c’est-à-dire d’essentialisation. C’est l’abandon nécessaire, même s’il n’est que momentané, du langage qui permet une pratique correcte, adéquate. Qui permet donc aussi une compréhension adéquate du monde.
Dans la « tente sombre » du chamane Tuva, Ket, Ainu, tout est fait pour suspendre les références communes et saturer l’imagination et les émotions. Désamorcer les automatismes et admettre la créativité. A ce compte seulement peut-on inviter les animaux à y entrer et dialoguer avec nous.
Idem du taoïste, ou du pratiquant Zen qui suspend le langage et les habitudes dont il nous encrasse. Idem de l’artisan-e qui « fait », fabrique, du combattant dans le ring, du berger, de la bergère avec ses animaux qui s’alerte et agit avant que les mots ne se forment.
C’est parce qu’il y a le sujet qui toujours échappe à la massification sans qu’il s’oppose à l’espèce, c’est parce qu’il y a la possibilité d’un dialogue entre sujets, sans égard d’espèce, mais par l’abandon du langage comme entrave, et par/avec le concret du monde, qu’il y a soudain : poésie.
Concrètement : mise en scène, oralité, scansion, rythme par-delà le sens des mots, particularité des accents de « ce » chamane, de « ce » poète, de « ce » sujet, dont les mots s’articulent au milieu de grognements d’ours, de sifflets d’oiseaux, de roulements de tambour, de cris des spectateurs, d’odeurs et des sons de la nuit.
Les frontières ne sont pas permanentes entre les espèces, mais peuvent être ouvertes, tout comme le bord du layon n’empêche pas de s’enfoncer dans la forêt. C’est le conformisme qui empêche de s’enfoncer dans la forêt. Le moyen de l’intersubjectivité n’est pas non plus déterminé pour toujours par le langage.
Charles Stépanoff rappelle que des schémas communs de techniques chamaniques n’empêchent pas l’individu chamane d’inventer ici ou là, de nouvelles approches, récits, mises en scène, moyens habiles… par-delà les conformismes propres à sa culture spécifique.
Sujet – intersubjectivité – dialogue : la capacité de création est infinie si nous partons de la possibilité de l’intersubjectivité avec l’autre qu’humain et le milieu tout entier. C’est l’irruption soudaine de la poésie. Je ne parle pas de sensibleries lyriques ou de minauderies romantiques. Je parle de ce qui donne voix aux sujets. Ce qui fait qu’il n’y a pas répétition qui serve à confirmer une nature essentielle des choses, mais des situations singulières, sans cesse. Différence versus répétition (pour rappeler Deleuze). Je me surprends à dire « sans cesse, continument, tout entier… », des mots comme ça. C’est le continu qui s’exprime. Le discontinu lui, est le produit de l’essentialisme : ici, là. Le bien, le mal. Des lignes pour assurer des fractures et des impossibilités de passer de l’autre côté. Le jugement.
Et c’est une éthique qui se met en place. Il n’existe aucune possibilité d’éthique dans un monde régi par l’essentialisme. Il ne peut y avoir que de la morale. Comment être au monde, comment être humain ? Ce sont des questions d’éthique, c’est-à-dire de mode d’emploi d’une existence rendue à sa pleine expression sans rien en ôter, et sans tirer de traits : ici la civilisation, là, le diable.
Comment être humain ? C’est la question de l’anthropologie, vers laquelle la philosophie ne sait plus envoyer cingler de vaisseaux de haute mer.
« Le nominalisme (le contraire, donc, de l’essentialisme) est seul à permettre une éthique des sujets, donc une politique des sujets. C’était déjà dans la phrase de Montaigne : « chaque homme porte la forme entière, de l’humaine condition. » (H. Meschonnic).
La poésie, le poétique, surgit de l’éthique : la créativité n’est possible que dans un monde où l’on a pensé l’humain dans, avec, parmi, au milieu, flou et mobile. Le continu.
Cette poétique fonde une politique. Celle des sujets.
Cette politique intègre, sans qu’il soit besoin d’en faire une très grande affaire intellectuelle pleine de mots : l’autre qu’humain. D’ailleurs, ces termes finissent par s’opacifier, se brouiller aux frontières, avec bonheur.
Le complexe poétique/éthique/politique/langage, dont les opérateurs peuvent être agencés selon toutes les combinaisons possibles, n’est pas encore posé. Il est évidemment plus facile de se laisser glisser à la pente douce de 2000 ans d’essentialisme où c’est au final la force qui prime, le forçage du concret à l’idéal. Terreau de mort.
L’anthropologie, après avoir peut-être naïvement accompagné le colonialisme, s’est positionnée depuis avec une certaine douceur, d’abord comme substitut aux impasses de la philosophie moderne, puis comme une discipline de retrouvailles avec l’objet originel de la réflexion : « qu’est-ce qu’être humain, dans le monde, et avec lui ? ».





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