Des mots de petit matin

 

 

 
Authenticité de l'expression.
Les mots ont un sens. Souvent ils se sont acheminés jusqu'à nous avec nombre de torsions, de changements, d'inversions. Ils se sont durcis au feu, ou se sont délités, amollis dans des temps eux-mêmes délités.
Toujours est-il qu'ils nous arrivent tels qu'ils sont et tels qu'ils nous permettent de dire : d'exprimer. Comme on exprime le jus d'un fruit sans pouvoir jamais rendre entièrement le fruit qui est l'origine du jus.
Ainsi, woke. Woke c'est leur mot.
Le mot détourné par le pouvoir étasunien, par le ségrégationnisme étasunien, par le racisme et le mépris étasunien pour se moquer des afro-américains.
Woke c'est l'ebony pour "awake". Ebony, l'ébène, c'est l'espèce de jargon-argot des afro-américains d'Amérique du nord. Pas encore un créole, mais tout de même un codage et un évitement du mainstream, du Blanc, du "Man" (la répression-système). Tout comme notre argot français, très riche est né de la cour des miracles médiévale pour ne pas être entendu des seigneurs, des bourgeois, des archers. Une presque-langue. Un code et un chemin de traverse.
Woke.
Si encore nous disions woke comme le disent les afro-américains.
Ce n'est pas le cas. Nous disons woke tel qu'il sort de la bouche des maîtres et des flics.
Alors il faut retrouver une authenticité.
Eux, tordent la langue pour en faire de l'assentiment : des magazines télévisuels aux stages de formation, avec développement personnel et "savoir-être" à usage des cadres et des ouvriers.
Nous devons cesser. Mais vraiment cesser d'adopter leurs mots, leurs biais, leurs écoles, leurs lunettes de visée, les mots qui sortent de leurs traductions en vocables de leurs intérêts de classe.
Je dis "leurs écoles" parce que l'école publique n'est pas la nôtre. C'est la leur, et le "public" n'est ni le populaire, ni le démocratique. Et encore moins le consenti, le voulu. Nous avions nos écoles et nous les avons sacrifiées sur l'autel du consentement à la troisième république qui nous a enfumé.
Nous avons les mots. Au lieu de woke.
Nous avons : solidaires.
Nous avons : la bonté, la générosité.
Nous avons : écoute, dignité, ouverture, autonomie, entraide, antiracisme.
Nous avons adelphie ou concorde, paix, démocratie, féminisme, écologie, communisme et liberté, nous avons réalité et réunion, parole et différence.
Qu'avons-nous besoin des mots qu'ils fabriquent ou qu'ils volent et qui sont autant de pièges ?
Quand allons-nous comprendre que nous n'avons qu'une chose à faire c'est de nous retrouver en bas de l'immeuble ou à la sortie de l'usine ou du bureau, pour partir ensemble. Leur laisser leurs objectifs, leurs mots en franglish corporate, en gouvernement-parole, en chef-mots, en trucage-mots, en paroles-maitres pour des assentiments-esclaves.
Nous avons nos vies crues, simples au final, physiques du physique de nos corps, authentiques. Accrochons-nous à notre authenticité. Redevenons limpides et sincères et laissons-leur leurs mots faux.
Il ne s'agit pas tant de fabriquer de nouveaux mots pour dire de nouveaux corps ou de nouvelles émotions. Il s'agit de reprendre.
Puis de partir avec ça.
Je n'ai aucun programme de "reprise des moyens de production". Je ne veux pas produire. Je veux redevenir l'ami de toi, de nous, de vous, de ce qui entoure nos vies.
Je veux cesser de réclamer des droits "en tant que" prolétaire, ou pauvre, ou... Le prolétaire n'existe que face à son maître. Il n'existe comme réalité et comme vocable que parce qu'il y a un capitaliste, un patron, un bourgeois en face.
C'est simple à comprendre.
Je ne veux même pas de Grand soir.
Je veux un petit matin, frais. Avec peut-être un peu de brume, un peu de rosée. Devant : vous tous, un projet à construire, pas de réponses, pas de manifeste.
Un sac, un bouquin, un couteau. Un fusil en bandoulière s'ils tentent de nous arrêter, des outils au fond de la voiture.
Et des mots débarrassés de leur merde et de la nôtre.
Des mots de petit matin.

Commentaires