Contre l'obscénité, épouser l'obscurité

 


Comme j'aime la photographie, je regarde beaucoup de chaînes Youtube, sur du matériel qui me fait envie, qui m'intrigue, sur des techniques, sur des photographes célèbres ou moins connus, etc.
Une constante de ce média (YT) largement américanisé, c'est le thème de la compétition, et celui du benchmarking. Le benchmarking, si on ne connaît pas, veut dire étalonnage. C'est une approche entrepreneuriale/managériale pour comparer des méthodes industrielles, commerciales, marketing etc.
En gros ça revient à se demander : que font les meilleurs ? On constate que "les meilleurs" font, superficiellement, ou visiblement, ceci, ou cela.
On regroupe leurs "secrets" de fabrication sous forme de liste : "les trois techniques de l'organisation apprenante", les six habitudes des japonais dans l'industrie, les meilleurs comportements pour gagner/vendre/produire, être efficace au boulot etc.
Alors sur Youtube, ce qu'on voit beaucoup, en photo, c'est "matériel X versus Matériel Y". "J'ai arrêté de shooter Leica pour shooter Mamiya". "Pourquoi cet appareil est le meilleur de sa catégorie". "Que font les meilleurs street photographes". "Les 5 secrets du paysagisme". "Les 10 erreurs à ne pas commettre en analogique"...
Déjà que j'aime pas les amerloques, ni le marketing, et encore moins la compétition, au-delà de quelques infos glanées ici ou là au hasard des vidéos YT il arrive un moment où je ressens une nausée.
L'incapacité à approcher un art autrement que par le biais de la performance, de la superficialité de quelques gestes ou techniques repérables : c'est obscène.
Ce peuple, on le sait, ne s'intéresse, en bons protestants, qu'au visible, qu'au dicible, qu'au reproductible... facilement. Et à la condition qu'il présente un intérêt palpable, financier ou autre.
Mais comment réduire, lister, même identifier ce qui se passe dans la tête de Koudelka quand il prend la photo du chien (ci-dessous) - célébrissime ? Tout artiste, tout artisan - en fait tout le monde - sait que son geste est impossible à définir, à réduire à une liste de cinq comportements, ou qualités, ou actes.
Endormir un enfant qui ne parvient pas à trouver le sommeil, faucher un champ, voir ceci et faire abstraction de cela pour un photographe, attendre tel moment, telle lumière et pas une autre. Être sensible au mouvement, ou à la couleur... Sentir dans le creux de la main, le pinceau, le crayon, pour le-la peintre, passer la main sur une surface aplanie à la ponceuse...
Il est évident que cette folie, cette furie du contrôle et de la transparence est ce qui est en train de tuer le monde. Ne rien laisser au sans-mot, au sens-explication, à la seule sensation gestuelle ou intellectuelle... C'est insupportable ce paradigme de la totale-domination. Il est non seulement question pour "l'esprit benchmarking" de tout contrôler et de tout dévoiler, mais encore que tout soit à disposition. en tentant de retrouver les recettes miracles qu'il serait possible de capturer d'un geste de métier ou d'artiste, ce qu'on veut c'est rendre disponible la technique et pouvoir le reproduire, aisément, et pour tout le monde. Cette logique du "droit à". Exigence de pouvoir faire ce qu'un artiste a conquis à force de patience et de de travail, de prédispositions savamment entretenues. C'est le contraire de la démocratisation, c'est la gâchis, la spoliation, la destruction.
Voici quelques photos de Koudelka, Saul Leiter, Harry Gruyaert, Dolores Marat, Sally Mann, Bruce Davidson, Michael Kenna, Daido Moriyama, Robert Frank, Klavdij Sluban.
On ne peut rien en dire, sauf à les analyser sur le plan formel, ou en parlant du contexte, ou éventuellement de l'évolution artistique du /de la photographe. Mais ses angles ne peuvent pas même approcher ce qui se passe dans cette tête-là, dans cet oeil-là, la sensation de l'artiste à ce moment. Nulle méthode ne peut être déduite d'un cliché de Saul Leiter. Rien qui permette de refaire du Saul Leiter.
Alors quoi ?
Il me semble qu'il n'y a qu'une chose qui soit vraiment importante, qu'on soit artiste ou pas : c'est d'échapper.
Au monde tel qu'il veut tout occuper, tout dominer, tout envahir.
En se plaçant uniquement dans la sensation, dans la projection, en épousant l'obscurité, le non-dit, le vague, le hasardeux, le seulement-ressenti, l'impérieux désir, et en y trouvant non seulement du plaisir, mais surtout l'unique justification à nos existences (c'est à dire rien de saisissable), on peut arrêter l'emprise, fuir, se glisser ailleurs.
C'est l'objet de l'art : de nous guérir de ce qui nous aliène, maladie.
Il n'y a rien de plus utile que l'art.
Et on voudrait nous faire croire qu'il est possible de reproduire les cinq-ceci, les sept-cela, les trois-machins qui font que le photographe a vu ça, et appuyé à ce moment-ci sur le déclencheur, choisi de traiter comme ceci le cliché en chambre, ou de repousser telle autre possibilité qui s'offrait.
Tout est ramassé dans ce moment du déclenchement, puis dans le labo, chambre obscur, encore.
C'est par là qu'on échappe : parce qu'on ne sait pas dire le comment de l'artiste. Si on accepte de ne pas savoir dire, de ne pas vouloir dire-saisir : on échappe. Un remède.
Que te font ces photos ? Comment te sens-tu à t'imaginer les prendre, y être, devant, derrière, dans l'épais de la vie d'où elles sont tirées ? L'épais, pas le superficiel, pas le comptable. L'impossible et l'instant, pas le reproductible, pas le monnayable.
Terriblement réel. Il est question de réconciliation : échapper pour trouver consolation.
 









 

Commentaires