Un jour, sur le réseau social Facebook, on me confisqua une photo de Sally Mann que j'avais publiée, représentant son mari, nu.
Lecteur-ice, tu la trouveras sur ce blog, j'en ai fait une description.
Sur ces réseaux sociaux, tu peux tenir des propos diffamatoires, troller, mentir, cracher ta haine.
Tu ne peux pas poster de photos où l'on devine un homme nu derrière la coulure chimique du révélateur de la plaque humide.
Peu importe qu'il s'agisse de Sally Mann, la photographe étasunienne la plus primée, la plus célèbre et accessoirement la plus cotée. Peu importe que cette photographe soit une des plus grandes artistes de la planète. Peu importe qu'il s'agisse de la photo de son mari.
Mais ces médias, ces médias imposés par la globalisation américanisée autorisent à publier des photos de merde qui seraient soi-disant de l'art ou l'on voit poser des bimbos pour des photographes de second rang qui se prennent pour Sieff ou pour Lartigue. Il n'est pas une page ou groupe de "photo", où, sous prétexte de parler de matériel, ou d'un genre photographique (de rue, minimaliste, Noir et blanc...), on ne puisse voir des publications d'une mièvrerie sans frein, ou qui tangente la pornographie, avec la copine du photographe en petite tenue, tout bien nette, et la pose lascive, et soi-disant sexy, et convenue depuis le temps qu'on accroche des femmes nues aux murs des garages de quartier.
En noir et blanc, digital, milliards de pixels. Sourire-lingerie, formes-pub, putasserie-posture, vas-y poulette cambre-toi mieux que ça.
Ordure.
Il n'est pas autorisé en revanche de publier des œuvres qui parlent autrement du corps aliéné et malade (le mari de Sally Mann est atteint d'une maladie dégénérative). Ou du corps heureux et exultant, ou du corps subtile, intime, politique, blessé...
La beauté est inutile. La beauté est lisse et standardisable. Sinon elle est une déviance.
L'aliénation est précisément le but de ce media étasunien, protestant, c'est à dire compatible avec l'argent, la "communauté", c'est à dire le contraire du collectif, c'est à dire les gens qui vont à la même église le dimanche, pointent aux mêmes partis, croient plus qu'ils ne pensent, adhèrent plus qu'ils ne participent, payent plus qu'ils ne créent.
Méprisable cul-de-sac de la civilisation moderne. Et notre beauté, sous peine d'être tue ou reléguée, est tenue d'être contrainte, comme la justice dirait contrainte par corps, ou comme les pieds seraient contraints dans les cothurnes du bourreau, le prisonnier dans ses murs, les femmes éternellement contraintes, leurs corps sommés de, obligés à, tenus de, mieux comme ci, moins bien comme ça...
La beauté est inutile et ne peut plus être le deuxième temps d'un dialogue avec le Bien, comme l'imaginaient les Grecs.
Elle ne peut même plus être une malédiction comme le contaient les anciens, le sublime de Narcisse, la virginité d'Artémis en contrepoint de sa sauvagerie, l'interdiction de la perfection sous peine de provoquer la jalousie des dieux...
La beauté et le corps qui la manifeste doivent être passés au crible de la marchandise. Mais la marchandisation n'est qu'un énième avatar
On peut aujourd'hui créer une femme ou un homme idéale, comme objet sexuel. On donne des ordres à une IA et la créature obéit, attisant le désir pour les plaisirs solitaires d'une planète de monades.
On me signifie :
"Bonjour Vidal,
Nous avons réexaminé votre photo.
Nous vous confirmons que cela ne respecte pas nos Standards de la communauté sur la nudité ou les actes sexuels.
Nous comprenons votre déception, mais nous voulons que tout le monde se sente à l’aise et en sécurité sur Facebook."
A l'aise.
Le vocable qui répond à l'américaine volonté d'être "confortable avec". Il ne faut pas que se troublent la molle convention, la tiède existence, la piètre intensité dont les aspérités, les rugosités ou même la surprise ont été aplanies, ébarbées, contrôlés.
En sécurité.
Car il est inquiétant de parler fort, de jouir fort, de montrer son corps (les séries américaines cachent les yeux des enfants devant la nudité), on confond par les mêmes mots le corps à son exercice, et la saleté. Dirty, traînée, sale, fange. Être en sécurité c'est évoluer dans l'attendu, l'horizontal, le net.
Il faut que la vie soit aussi lisse que le gazon du frontyard d'une maison blanche dans l'uptown de Chicago, avec garage pour deux voitures.
Croyance, protestant, capitaliste, argent, pudibonderie, pornographie, massacre, invasion, indice boursier, Méthodiste, Blanc, Bible, SUV, réussir, cacher, craignant-Dieu, dur-au-labeur, main sur le cœur pendant les hymnes, Baptiste, Mennonite, détritus blanc, Amérique à nouveau grande, obésité programmée, M16, F16, Réserves, AA, Nuque-rouge, bonheur, droit inaliénable, 13ème amendement, 2ème amendement, Le Sud profond, Terre des hommes libres, foyer des braves, Restaurer l'espoir, Afghanistan, Guerre à la terreurdroguepauvretédéviance,
communistesnoirsindiensmigrantscrackgangs,
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écolossocialistesantiaméricains
Truc de ricains ?
Non, truc de tout le monde puisqu'on ne s'y oppose pas.
Puisque leurs outils et plateformes sont celles du "global" - les nôtres. Puisque la pudibonderie génocidaire chinoise du maoïsme demeure la norme de près de deux milliards de personnes, que l'Islam déteste les corps, que le judaïsme orthodoxe tond les femmes et dissimule le corps jouissant, jouissant de l'été torse nu : enfants sans soleil, contraints par talith katan, enfermés dans les tsitsit comme un corset - cependant que le sionisme éradique les corps arabes, que le président Tchétchène promet la mort aux homosexuels, que les abribus se parent d'adolescentes ukrainiennes anorexiques pendues de frusques à 3000 euros.
D'un côté Chanel. De l'autre, la bretelle d'autoroute qui débouche sur une zone industrielle en guise de faubourg et d'accueil. Une même laideur. Hideux de tristesse.
Laideur :
Celle de cette famille prise en photo sur le cours Mirabeau à Aix en Provence.
Nos gosses sont déjà affublés de tee-shirts frappés imbécilement de marques. Comme si celles-ci promettaient, assuraient une essence, une posture, une opinion, une façon d'être. Être Lacoste, se proclamer de la tribu Dolce et Gabbana, se vanter Adidas.
Pas un corps. Plus un corps, mais une affirmation. Un statement. Changeable. Pourvu qu'on ait conservé son ticket de caisse.
Cette famille de macronistes - papa triathlonien évident, ventre plat et sévérité du regard. Il "croit beaucoup" en la performance. Sa femme sans doute sommée de se maintenir en forme, pour orner agréablement leur existence, est elle aussi un statement. Elle sourit beaucoup, elle sourit forcément, sourire carré, avec dents, et pose standardisée. Leurs gosses en forme de colonne Morris.
Il ne suffisait pas que les fringues transforment nos enfants en hommes-sandwich des marques, il fallait encore que le développement personnel les infiltre comme il a infiltré l'entreprise et dégagé la philo des librairies.
Wellness. Find your happy place. Taking care of yourself is productive. Mindset is everything.
(Bien-être. Trouve ton "endroit de bonheur". S'occuper de soi est productif. Tout est dans l'état d'esprit).
Une morale de triathlète. Corps honteux.
Car comme le faisait remarquer Günther Anders dans L'obsolescence de l'Homme, il est une honte de n'être qu'humain lorsque nous faisons face aux machines. Ces choses sans histoire, qui n'ont pas évolué mais ont surgi tout soudain, en réponse à une fonction précise, un besoin stricte. Toutes de perfection de leur objectif. Sans l'erreur et l'à-peu-près de nos tâtonnements humains à être ici aujourd'hui : en dépit de, malgré, sans compter que, contre toute attente... Nous, nous ne répondons à aucun besoin que nous sachions discerner. Notre vie continue d'être posée sur une question sans réponse.
Alors la beauté ? Le corps insuffisant et vieillissant, inapte si souvent ? Il est une déclaration de notre inutilité. Alors la beauté ? Pourquoi faire ?
Se rapprocher des machines. Il nous faut le tenter, être plus proche de la machine, de l'existence machinique : notre étalon. Réduire la honte de n'être que cette interrogation, et cette inutilité fonctionnelle.
Le jogger regarde sa montre, contrôle ses "vitaux". Rhabillé pour le bureau, il coche des cases, réduit : le temps d'attente, le temps de réponse, le nombre de mots. Augmente : le nombre de ses amis, de ses euros. Réduit le papier, calcule sa libido, pense à s'équiper d'une puce sous la peau, prépare le marathon de New York, arrondit ses fins de mois grâce à Air BnB, planifie sa carrière par bonds de trois ans. toujours trois ans. Infuse ses mômes d'une pensée positive, productive. Sur le sweatshirt de cette gamine....
Comme dans la nouvelle de Kafka La colonie pénitentiaire, une machine inscrira sur tout le corps, non plus les fautes, mais la molle obéissance, le projet de vie. Changeable. Oui, changeable.
...
Après qu'un robot m'eut posé deux questions en m'enjoignant poliment de porter plainte auprès d'un deuxième robot, et me recommandant en franglais dans le texte de respecter les standards de la communauté, on me signifia que j'avais épuisé mes recours. Recours que je ne pouvais pas, moi, présenter, puisqu'il m'était impossible de m'exprimer ailleurs - contrainte - qu'au dedans d'un QCM.
Je fus pendant quelques jours limité dans ma possibilité de publier. Pas que ce soit très grave.
Mais c'est très grave.
C'est grave de notre honte érigée en morale planétaire, planétaire désormais.
Aux états-unis, on n'a pas le droit de mettre le drapeau amerloque à l'envers sauf pour signaler qu'on est en détresse.
🙏
RépondreSupprimern'hésitez pas à circonstancier vos propos :-)
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