Je me dis ça, tandis que je contemple la manière dont le pluriel se brise et s'étiole, en Afrique, à remonter du Sud vers le Nord.
Du compliqué-intriqué-lié vers l'Un.
Du Sud multiple, résolu autant à la pénombre qu'au plein soleil, autant au caché qu'au dansé sur la place du village.
Au Nord : de L'Un obsédé, l'Un volontaire, l'Un fabriqué.
Passé la barrière des forêts, il faut passer la barrière des Sahels, des ténérés.
Ici, encore un peu, encore couvé avec prudence et jalousie, il y a le multiple, qui est le gage du singulier, qui est le rempart contre l'enlisement de l'Un, cette unité mortifère, fausse amie. Sous le Coran, malgré lui, dissimulé de lui : l'art gnawa, l'art de convoquer tamasheq La noire connaissance dans la nomade pratique, la compréhension des djinn que le Prophète aura eu beau tenter d'annexer à sa Lecture, ces convocations ne lui appartiennent pas et lui échappent, à lui et son Dieu.
Peu à peu, à mesure qu'on monte au nord, le pluriel s'épuise, il en devient diaphane, et lambeaux. Et s'il persiste, c'est dans des gestes interdits que font les femmes à la nuit échue, des rempailleurs de chaises, des charmeurs de serpents - tisse, tisse. Le multiple s'épuise passé le Sahara et le singulier tombe - car le singulier est promis par le multiple - et tous deux balayés par le vent d'Est, Islam conquérant tout-unifiant (fond, balaye !), et du par-delà de la mer, le colonialisme tout-effaçant, tout-méprisant, tout-vitrifiant de la transparence de la vitre sans plus de secret (écrase ! dévoile ! arrache : le voile !).
C'est tout juste si dans le Couchant (Maghreb) on sait encore dire des choses, de nuit, danser des choses, de nuit, chanter et mettre des gestes sur ses chants, de nuit, pour qu'il y ait encore du pluriel : et du singulier.
Conjugués, christianisme et islam s'entendent assez à unifier, c'est à dire annihiler, c'est à dire à ce qu'il n'existe plus rien du tout.
Parce que Un, c'est rien. De la pauvre paille d'un blé unique qu'on donnera à manger aux bêtes, venu l'hiver, en place du foin de mille fleurs.
Je dis aussi le judaïsme qui le premier remplaça le pluriel Elohim, "les anges, les esprits", par l'Un imprononçable, Yahvé, colère et meurtre, destruction et jalousie, soumissions. Maître du rien.
Un c'est rien, Un c'est tout ravalé à la colère imbécile du Dieu, qui ne peut pas être celui qui a créé, puisque furent créées les innombrables. (Les Gnostiques pensent qu'il fut un Démiurge mauvais et qui mentit et qui tout pollua de son exigence d'obéissance, et d'avoir fait que le multiple devint Mal).
Vinrent ensuite, tout de suite, ses prêtres pour qui tout doit être vu et visible, su et connaissable, connu et aussitôt puni-punissable. L'Un, l'unité, sperme sec, rien, des lits froids et un seul livre sur la table de nuit.
Rien.
Un c'est rien, Un c'est plus rien, c'est disparition, c'est épuisement, c'est évanouissement, c'est la moquerie et le mépris du prêtre pour la racine chevelue, les corps attachés par leurs sexes, l’œil sans malice des enfants, les tours et détours des rivières qu'il faut : rendre droites !
Les Gnostiques avaient sûrement raison, c'est bien le Dieu Un qui épuise le monde où il n'y aurait plus de ronciers, de chemins creux, de gestes de superstitions au moment de poser le pied en forêt, petite nourriture offerte au creux d'un arbre, de regard détourné pour ne pas croiser celui du djinn, de l'esprit, de Corbeau... n'importe.
Un monde de lignes droites et de voisinages orthonormés américains avec mall et four auto-nettoyant, un même songe où il n'y a ni lianes, ni racines, ni l'eau noire et féconde pour baigner tout ça.
(toutes photos Vidal C Photography, droits réservés)
Performance d'Olivier Marbeuf
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