Tous les soirs une œuvre. Pascal Quignard.

 

 

 
 
 
Autant Queneau, que je tiens sincèrement pour l'un des auteurs les plus importants de la littérature française contemporaine, est un écrivain de l'ouverture, de l'extériorité, autant Quignard, qui est immense, vraiment, est un auteur du repli.
 
Qui écrit depuis un repli. Depuis une solitude jalouse dont il a expulsé titres, position sociale enviable dans les grandes maisons éditoriales parisiennes, tout le St Frusquin des mondanités, pour lire. Et écrire.
Repli, recul, intériorité extrême : qu'étions-nous avant ? Avant que la voix des garçons ne muent et deviennent catastrophe de la perte du chant ? Avant de naître, avant le sexe de celui des parents, des leurs, des leurs, des leurs...? Que se passe-t-il en nous lorsque nous avons chu, chuté : de cheval, dans le monde, de l'oubli antérieur à notre vie, de la lumière, du monde chamanique et de celui de la danse ancienne, d'avant la langue, d'avant le langage ? 
 
Les réponses il les cherche, Quignard, à la manière d'un Coltrane par exemple. Celui-ci disait : je pars d'un point et je vais jusqu'au bout. Quignard part d'un point dont il épuise le sens. Le point c'est la tragédie de la mue des garçons, le plongeon dans la mer du marin d'Ulysse qui ne couvre pas ses oreilles du chant des sirènes, c'est la question du jadis (qui n'est pas l'avant, mais ce qu'on dit d'un avant dont on ne peut rien dire), c'est l'obsession de Monsieur de Ste Colombe pour la mort de sa femme et ses "Regrets" à quoi il astreint musique, enfants, domaine, sommeil...
 
Il épuise ses thèmes par le latin, le grec qu'il remonte et auquel tous les auteur-es passés, morts - ombres errantes - qui ont quelque chose à voir avec le thème sont conviés. Ils sont invités par Quignard dont ils sont des ami-es, ou au moins des familiers. Et ils deviennent les nôtres. Il est parfois difficile à lire, et ses références parfois inconnues même à des érudits, mais Quignard ne nous laisse pas sur le seuil. Il n'y a pas de mépris chez lui, mais un regard de chouette sans sourire, et une main qui ne peut plus tenir le violoncelle mais qui laisse entrouverte la porte. 
 
Il est sans mépris, mais aussi sans pitié : s'il affirme que nous avons, par-delà le temps, des solidarités mystérieuses avec des auteurs ou des écoles (lui avec les jansénistes et "ces messieurs de Port-Royal", il n'est pas question de camaraderies mièvres, mais de compagnons d'exploration aussi âpres que lui.
Il y a qqchose d'un Nietzsche au regard fixe chez Quignard mais qui n'aurait pas peur de se frotter aussi à la tristesse.
 
On n'est pas dans le monde du "grand midi" de Nietzsche, mais plutôt celui de la pénombre des laques de Tanizaki, des bois sombres des vielles de gambes et des portraits hollandais. On est dans le monde de la caverne que des ancêtres décorent à la lueur de flambeaux, un monde où Quignard nous propose d'avancer hardiment : la cruauté d'un roitelet franc oublié, la passion d'un compositeur oublié, les pulsions, oubliées, repoussées, de nos enfances : il faut les explorer aussi.
 
On sort interrogatif, riche de nouvelles figures à ajouter à sa galerie de divinités personnelles. On sort aussi rassuré-es que le jadis, et l'obscur détour d'une page d'un écrivain du 16ème siècle, ou un vieux latin, aient encore quelque chose à nous donner comme sens, dans ce siècle muet et bavard, et qui n'a rien à nous dire qui nous fasse envie. C'est rassurant que Pascal Quignard convoque dans une langue unique, des ombres qui peuvent encore nous éclairer, mieux que quiconque aujourd'hui.
 



 

 

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