Au creuset des aliénations - 4/ Au miroir fracassé du schizophrène


(Photo Vidal C. Photography. Tous droits réservés)


 

Notre époque est souvent dite "schizophrène".

Through a glass darkly, mal traduit en français par "A travers le Miroir", est un film d'Ingmar Bergman : Såsom i en spegel : "tel qu'en un miroir".
 
L'histoire d'une schizophrène. Le miroir n'est pas à traverser, puisque pour le-la schizophrène, toute la question est d'être traversé-e soi, par les reflets du miroir en soi.
 
A travers le verre, obscurément. C'est bien de cela qu'il s'agit

Il me semble qu'on peut dire que la schizophrénie est faite des vitres en nous qui reflètent ce qui n’est pas nous. Je ne suis pas psychiatre, je suis frère de schizophrène.

Alors l’époque ?

Est-ce qu’elle force ses contemporain-es à devoir sans cesse choisir parmi ces brisures de verre que j’évoque ? Ou ne les conduit-elle pas plutôt à nous y égarer, et perdu-es, nous y couper sans cesse jusqu'à ce qu'il ne reste rien de la peau sur les muscles ?

Ou bien n’est-elle pas plus simplement contradictoire ?

Si l’époque n'est que contradictoire, c'est à dire le résultat de mauvais choix de société, politiques, éthiques, alors elle serait facile à redresser. Il suffirait du « bon » système, du leader charismatique prononçant les bons mots, pour tous-tes nous mettre dans le sens du sillon. Un prophète en somme, ou une géniale trouvaille morale. Peut-être un nouveau dieu.

L'époque s'ouvrirait alors aux discours de vérité, et nous pourrions être confortablement rassemblé-es dans ce sillon unique, sans contradiction. Et toute contradiction éteinte, piétinant de concert, nous serions tourné-es dans la même direction.

Et s'il était d'autres sillons, alors nous les attaquerions de nos houes farouches pour les combler, tout incliné-es à effacer l'erreur. 

L'Erreur.

À y regarder de plus près, c’est bien ainsi que s'inscrivent tous nos maîtres : à problèmes complexes, solutions simples. Au pandémonium universel, une voie droite, de vérité, et facile. Il faut les suivre ! et abominer la contradiction.

Ici commencent les terres du Grand Consentement.

Mais si, plutôt, notre temps est celui des brisures multiples, où coupures et blessures ne peuvent que se multiplier dans un monde à facettes également multiples, un monde de verre, se diffracter et se multiplier au lieu de se réduire, nous serions en Schizophrénie.

(Tu remarqueras, lecteur, lectrice, combien de fois le terme « multiplier » apparaît).

L'un de mes frères était schizophrène. Son histoire personnelle l'avait amené à devoir choisir, de petit, entre deux modes de présence au monde également douloureux, également froids, également écorcheurs. Également forcés sur lui et non-consentis, douloureux dès son premier souffle. Chacun tirant à hue et à dia, chacun l'instrumentant, chacun de ces modes munis de sa religion pour ainsi dire, de sa croyance, de ses exigences. Chacun de ses modes en guerre avec l'autre, et son esprit à lui, son corps leur champ de bataille.

Il ne suffit pas qu'on combatte l'autre en face. Il faut encore qu'on y jette, comme aux échecs, des pièces du jeu dont on reprochera à l'autre que nous les avons consumées, réduites à rien. Si je sacrifie mon fils c'est par ta faute. Et toi le fils tais-toi et choisis des deux celui que tu serviras, et brûle, dans tous les cas.

 

Le schizophrène est un champ de bataille. Celui d’autres que lui. Lorsqu’il peut remonter à la surface du monde commun, celui que la majorité appelle « normal », il le sait inexister, inexistant, mais l’image infiniment réfléchie, selon des angles multiples, d’une histoire qui n’est pas la sienne, faite d’empilements de guerres, d’ordres, de petits complexes ou de grandes névroses, où il lui est sommé de choisir tout en lui étant interdit de se prononcer.

 

Le Schizophrène ne peut pas « se » prononcer. Tandis qu’autour de lui voltigent des mots - commandements et cajoleries, éclats et chuchotements, sermons et déclarations impérieuses – lui, n’a pas les mots pour se dire. Il est sans nom et son histoire lui est racontée par d’autres qui ont des idées différentes quant à ce qu’il fait, accomplit, parcourt.

 

Le schizophrène est tout entier « en lui-même » à devoir s’expliquer au moyen de ce qui est hors de lui. Les fractures sont superficiellement entre le dedans et le dehors, mais reproduites, en abyme, à la fois dans la profondeur et dans l’étendue, multiplement. Sa verticalité autant que son horizontalité sont saturées de clivages qui ne sont pas de lui.

 

Ce qui lui est interdit justement c’est de s’appartenir jamais. Il n’est qu’en fermage d’un champ qui appartient à d’autres, et dont il reçoit commandement de faire pousser, en même temps, des fraises en hiver, et des pommes de terre en été.

 

Il est plusieurs guerres à la fois, aucune de son initiative, et qu’il n’a pas le droit de résoudre ou de gagner : faute de faire s’écrouler le statu quo qui s’est fait sur son dos. Si l’enfant bascule un jour dans la folie explicite, c’est encore pour maintenir sa famille dans un équilibre. Comme l’a montré Ronnie Laing[1], je tombe fou pour que vous puissiez continuer les manigances que vous appelez famille.

Il faut comprendre finement cette situation : je deviens fou, j’agrée, enfin, à être fou, parce que c’est sur moi que repose toute l’économie familiale, toute sa logique et tous ses mouvements. Ma submersion est l’ultime moyen que j’ai à ma disposition pour maintenir une famille qui se disloque, moi, le Disloqué.

 

L’époque est-elle bien différente ?

Il me semble que non. Que nos sociétés et les personnes qui les animent sont pareillement le terrain de jeu et de guerre d’autres qu’elles-mêmes, dont les enjeux, différents, nombreux, incompatibles, ne sont pas partagés et choisis, mais subis.

Et comme dans l’analyse de Laing, si nous consentons, c’est moins par lâcheté ou servitude que parce que nous nous sommes investies complètement des enjeux qui sont décrétés au-dessus de nous, par d’autres, les parents, l’État, ou l’état des choses. Le schizophrène ne se préserve pas lui, justement (puisqu’il tombe fou). Il les préserve, eux. Son amour, sa fidélité sont sa perte, et son sens des responsabilités, absolu, est mortel. Désespéré.

Trois choses sont possibles au schizophrène.

- L’abrutissement par le médicament pour demeurer dans ce monde de manière à peu près apaisée. On feindra l’adaptation, on sera forcé à l’ankylose.

- Le refus. Le refus, qui signifiera la rue assurée : pour y être brisé, hagard, effrayant, voué à y mourir de manière indigne.

(J’ai connu un collectif de schizophrènes qui avait refusé autant la chimie sans frein que l’isolement psychiatrique, et décidé de se prendre en main eux et elles-mêmes, tenant le thérapeute à son rôle, et tentant par solidarité de s’entraider, se guérir, même s’iels savaient que c’était « sans remède » (le nom de leur collectif, d’après Beckett). Mais, être solidaires dans les crises, l’amitié, et la dignité. Dans des rémissions fragiles. Cette solution de refus est rare et demande un niveau de politisation et de force d’âme immenses).

- Enfin, de se jeter contre un arbre, du haut d’une falaise...

Pour une époque qui est schizophrène, les possibilités sont-elles différentes ?

Comment traduire autrement, dans le même ordre :

-          la confortable ankylose (« comfortably numb » dit Pink Floyd), à la fois évitement volontaire et torpeur imposée (consommation, TV, élections, consentement usiné). Masque aussi de l’internalisation de la folie par les sujets, pour éviter que tout le système ne s’écroule.

-          Le repli vers l’ailleurs, à épouser notre folie par religion, délires New age, égarements sectaires, ou plus gentiment se lover confortablement dans le développement personnel. Dans tous les cas se tenir au chaud dans l’endroit sans questions.

-          Le suicide (collectif) de toute une civilisation, où, puisqu’on n’y peut rien, on se dit qu’autant tout péter en se faisant péter, se jeter dans le mur en brûlant le plus de pétrole, de gaz possible, en incendiant le plus de forêts possibles, en abimant le plus d’espèces possibles.

 

Si, comme je le proposais, le miroir n'est pas à traverser, puisque pour le-la schizophrène, le problème est qu’on est soi-même traversé-e par les reflets du miroir fragmenté en soi…

Si, quoi qu’on fasse, on sera à se fracasser sans cesse aux vitres brisées qui furent déversées à l’intérieur de nous, où l’on ne rencontre que des reflets, dont nous ne savons pas retrouver l’image originelle pour lui trouver du sens…

Si donc nous sommes interdits de réalité mais seulement fracassé-es de reflets diffractés, c’est qu’alors nous avons intégrés les enjeux du dessus, imposés d’en haut, d’ailleurs, et que nous tenons pour notre faute et notre responsabilité.

Sortir – je ne sais pas dire « guérir », ça n’a pas de sens ici – de la schizophrénie, c’est par l’entraide, et l’autonomie, la collectivisation du mal et de ses remèdes, où nous tiendrions à la bonne distance les thérapeutes officiels, professionnels, exigeant d’eux les méthodes et les protocoles, et nous les appliquant nous.

Puis, nous autoriser à penser, à nous convaincre que sauver la famille n’est pas notre problème, sauver le monde n’est pas notre problème, sauver un système entièrement morbide : pas notre problème.

Remonter vers la réalité, c’est la voie du soin de nous-mêmes.

Mon frère pensait qu’il y avait des ennemis qui le guettaient et le voulaient mort (il avait raison d’une certaine manière mais il se trompait d’ennemi. Ses ennemis étaient tout proches).

Un jour je lui demandais ; « tu sais, ou tu crois qu’il y a des ennemis ? »

Il me répondit : « je reconnais que c’est faux, mais je « sais » qu’il y a des ennemis ».

C’est une première marche n’est-ce pas, de savoir que nous sommes dans une fabrication dont nous ne parvenons pas à sortir. 

 

Elle fut insuffisante

 

 



[1] The divided Self. Penguin Editions. Les limites de s sa théorie sont que la définition de la schizophrénie demeure ouverte et ne peut être réduite à la seule intégration sur soi-même des enjeux de la famille. Mais son idée selon laquelle le schizophrène « prend sur lui » de maintenir la cohésion familiale en devenant « officiellement » fou, est une piste pertinente.  

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