Au creuset des aliénations - 5/Tuer les femmes : I. Un féminicide différé

 

 
Maya Mihindou
 
 
(Cet article est d'abord paru dans Ballast, avec les merveilleuses illustrations de Maya Mihindou)
 
 

Elle ne m’appelle jamais. C’est étonnant de voir son nom s’afficher. 
 
Ma belle-sœur. Enfin, la compagne de mon frère. Elle ne m’appelle jamais. J’hésite à prendre la communication.
 
Crainte de l’accident. Crainte de l’annonce. Crainte de la mort. J’ai déjà perdu un frère : jeté contre un platane, à toute vitesse. Je vois la lumière blafarde d’un couloir d’hôpital, je sens les odeurs.
Comme j’imagine qu’elle appelle pour une mauvaise nouvelle je ne lui demande pas si ça va.
Tourne autour du pot. A peine. Quelques instants à peine.
 
- C’est fini, il m’a frappé, pas la première fois, je lui ai dit que je ne pouvais plus continuer comme ça, il m’a cassé la gueule, tu le connais mieux que moi, pas la première fois, déjà plusieurs fois depuis 2019, incontrôlable, je suis parti sept jours d’arrêt de travail, procès en novembre
Puis elle remet de l’ordre. Veut savoir pourquoi, comment, selon moi qui le connais mieux qu’elle. 
 
Non.
 
Je ne le connais pas mieux qu’elle. Je ne le connais pas qui frappe les femmes. Je ne connais pas ça. Je connais son enfance déstructurée avec une deuxième femme de mon père, et son aîné qui a tout fui porte claquée et le dernier dans un arbre, jambes sciées comme son esprit schizophrène avait été scié.
Arrête tout. Le plus important à dire : ne t’inquiète pas, je te dis : c’est impardonnable, je ne suis pas de son côté, impardonnable, je ne pardonne pas. Je ne sais même pas si j’ai la patience de refaire le film de l’enfance, épisodes, pour comprendre. Rien à foutre de comprendre.
 
On reprend. 
 
Reprends, explique-moi et quand et les épisodes précédents et le mec à qui il a cassé la gueule il y a quelques semaines, et la chambre à part. Sa peur - à ma belle-soeur - vissée au ventre, attendre qu’il soit couché dans le salon pour aller dans sa chambre à son tour. Chaque épisode pire. Et le vide autour d’eux, sa famille à elle, sa famille à lui, un autre frangin restant insulté vomi il y a deux ans, puis moi engueulé, barré de sa vie. Nous étions cinq frères, nous ne sommes plus que deux.
 
Alors je peux voir mieux, à mesure que les phases de violence succèdent à des phases d’incohérence et d’incapacité à mener sa propre vie qu’il met entièrement sur les épaules de ma belle-sœur sa compagne. Chaque phase pousse la précédente un peu plus loin en arrière, et la violence se poussant toujours davantage en avant en une nouvelle phase, crise, montée, rage, plus forte, plus aveugle. Plus déterminée.
Elle plus chargée d’angoisse et de responsabilités du ménage et de culpabilité des incapacités : les siennes. Isolée. Son esprit se frappant aux murs qui se resserrent à mesure que l'esprit de mon frère, s’étrécit dans une boîte grise, se rapprochant les murs.
 
La première gifle est un féminicide différé.
 
C’est tout.
 
La première gifle est une mort déjà voulue, déjà envisagée. Elle est seulement différée.
Il faut que cet immonde chose, que cette honte qui n’a pas de nom entre dans ma vie pour que je mesure, moi, mec, que le féminicide est prémédité. La première fois qu'il eut envie de frapper, de faire mal, il y avait déjà le meurtre. 
 
L'idée, le soupçon que le meurtre peut s'envisager.
 
Il n'y a pas de "c'est juste une gifle". Il n'y a pas de gradation ou de gifle avec nuance.
Ma belle soeur dit "il m'a cassé la gueule". 
 
Et puis, ce meurtre il est voulu par une société tout entière par le père salaud qui t’apprend le mépris des femmes, et qu’elles sont différentes et moindres, et piètres, remplaçables assurément, la grand-mère mère du père qui l’encourage, qui organise qu’on enlève l’enfant à sa mère, car les mères, ces femmes, n’est-ce pas, ne sauraient élever un enfant aussi bien que la mère du père, ce fils qui est son petit mari, qui organise la systématique torture de la bru, la constante nullification des filles, enseigne à son fils la haine des femmes qui l’enseigne à ses fils-les-victimes-des-femmes-les-pauvres qui un jour frappent leur compagne. Première gifle. 
 
Féminicide différé.
 
Les mères les pères, les fils, les fils les pères, les mères les fils, les mères, les pères les pères les fils
Ma belle-sœur, me dit que la mère de mon frère lui envoie des messages téléphoniques pour lui dire de répondre au moins aux messages de son fils mon frère, le pauvre. « Au moins ». Quand même. Il veut comprendre tu comprends ? Tu peux au moins faire ça, dit la mère qui pourtant sait que ça n’est pas la première fois que son fils a déjà frappé, battu, s’est déjà acharné sur les meubles et sur sa compagne ensuite. 
 
Un monde qui aime à tuer les femmes. Là. Vu là : dans la prostration de mon frère suivie d’exaltations, signes de sa folie déracinée. Folie normale. Admise par une société qui tue les femmes. Qui les frappe et les laisse à la place la plus vile. Déracinement fou.
Déracinement normalisé. 
 
Je veux dire l’isolement de l’ensemble des personnes d’une société les un∙es des autres et du sol et de leurs paroles et de leurs ancien∙nes et de la nature, volontairement arraché∙es et jeté∙es au-dehors sans ordre, rendu∙es au chaos, ou plutôt à la boue, une boue secouée des spasmes de monstres qu’on ne voit pas.
 
Folie admise et aussitôt on regarde de l’autre côté. Folie, mais aussitôt on la plie à quelques raisons confortables. Explications pour la folie des hommes, et ignorance pour la solitude des femmes.
Ce frère, pour commettre son crime, qu’on peut encore vouloir confortablement expliquer par la folie qui agite toute une société, a isolé sa compagne des ami∙es, des proches, des familles. Il est évident qu’il y a préméditation, quel que soit le niveau de conscience-inconscience qu’il en a. 
 
L’acte d’isoler – préméditation. 
 
L’absence d’excuses – préméditation et justification, cruelle justice.
Le rituel chaque fois plus approfondi, de l’acte, toujours plus loin, chaque fois plus dangereux.
Prémédité. Il s’entraîne.
 
Ce frère s’est isolé. 
 
Alors j’acte. 
 
Car je n’en veux plus. Je n’en veux plus de ce frère. En lisant le livre de Shlomo Sands (Comment j’ai cessé d’être juif ), j’ai réalisé que nous pouvions mettre fin à des déterminismes sociaux s’il nous faisaient du mal. Frère, sans amour, ou sans plus reconnaître qui se tient là devant nous, ou … peu importe. Parmi toutes ces déterminations, puisqu'elles sont illusoires, autant faire son tri et garder ce qui nous fait de la joie, de la force.
 
Je ne suis pas de ce monde qui m’a déjà tué un frère, arraché à ma mère, qui aurait aimé et conspiré à ce que je n’aime pas mes enfants mais que j'aime en dépit de ses manœuvres. Qui aurait aimé que se poursuivent la litanie des scénarios connus remontés jusqu’à un aïeul funeste en 1830. Avec répétition à chaque génération, bannissements, enfants retirés aux mères, frères éconduits, portes claquées, les meurtres réels succédant un jour aux meurtres symboliques, aux relégations à la misère et à la solitude, famille d’ogres. 
 
Ils partent avec leur haine. Nous y gagnons une sœur, pour autant que « gagner » soit un apte vocable. Car nous ne perdons pas un frère, nous laissons s’échapper de l’attelage ce qui l’entrave, l’avilit, le risque de perdre encore de la beauté et de l’amour dans ce monde qui crie à nous fracasser l’âme.

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