Conversation manquée sur l'esclavage

 

 Marronages 1 - Vidal C. Photography
 
Un jour j'ai eu une conversation sur l'esclavage avec une personne pendant un déjeuner.
J'ai parlé du nombre immense de morts, déportés, exploités, sur près de 300 ans. Le caractère de normalité de cette pratique.
Les nombres, les nombres affolants qui ont soutenu l'essor du capitalisme.
C'est à dire une forme spécifique d'esclavage bien différente de l'esclavage antique, par exemple, par son caractère de masse, industriel. Son caractère également de fonte de l'humanité à une ressource comme le reste du vivant y était déjà réduit.
C'est-à-dire la prémisse d'un système à venir, généralisé, une forme, mouvante, d'exploitation que les 19e, 20e et 21e siècles déclineront tantôt sous la forme de salariat, tantôt sous la forme d'esclavage à nouveau, et jusqu'aux corps recyclés. Jusqu'au délire du corps machinique.
La personne avec qui j'évoquais le phénomène au détour d'une liste sans doute un peu désinvolte des malheurs qui affligent l'humanité, me contra soudain, violemment, avec : la shoah.
Indépassable. Étalon. Référence absolue et territoire d'interdiction.
Tapu.
Ou tabou si on préfère, à la fois sacré, intouchable et réservé, sauf à des prêtres d'un genre particulier, seuls capables d'en affronter le péril et la gloire.
Mon interlocutrice, juive en recherche d'identité parce que sa mère ne l'était pas - juive - et que sans mère juive la culture te renvoie à une espèce d'impureté tolérée, périphérique, toujours hésitante, jamais définitive, mon interlocutrice réclama la souveraineté de shoah, le rocher de shoah, l'estampille de shoah.
Shoah monstre, shoah comme autre mot pour dire "élu-e", pour dire "singulièr-e", pour dire "meilleur-e".
Shoah comme autre mot pour dire "regardez-moi ", comme rosette à la boutonnière quand on n'a pas de rosette. La mort en sautoir, les os en rang avec leurs chairs étirées jusqu'à crever les peaux et drapés autour des épaules, posés comme un plaid sur les genoux, jamais très loin, s'il faut au détour de la conversation s'en recouvrir, se rendre intéressant, prendre l'ascendant, ou mettre fin au débat. Gagner.
Le ton était monté. Où je disais : "je ne parle pas de la shoah, je parle de l'esclavage, quel besoin de ramener la shoah ?"
Quel besoin de toujours ramener la shoah ?
C'est que je n'avais pas compris que les histoires racontées par mes grands-parents n'étaient plus une réalité dont on n'aimait pas parler, parce que réellement arrivée, mais un moyen affreux pour une nouvelle génération, d'après-Israël, de se placer dans le monde. Une manière de racket émotionnel permanent, un recours jusqu'à l'hystérie, jusqu'à l'auto-persuasion, pour dire une identité, une singularité, dont tout autre discours est rendu impossible.
Un pauvre moyen de gloire, et qui autorise tout.
Notamment la silenciation de tout autre discours.
C'est ce que j'avais sous les yeux : foin de l'esclavage - shoah ! Foin des africain-es, d'un continent vidé de ses peuples - shoah ! De 300 ans de bateaux écorchés. Shoah. Foin du monde qui nous entoure - shoah ! Pas le temps de penser à autre chose que soi - shoah ! Pas possible de s'apitoyer sur quoi que ce soit d'autre, parce que : shoah !
La pauvre "recherche d'identité" tournant autour d'une obsession, centrifuge, rôdant à la périphérie de tout propos, de toute relation, prête à dégainer.
La personne devant moi refusa toute raison, et toute discipline. Être hors sujet était le cadet de ses soucis. Il lui suffirait de dire, plus tard shoah !, pour être crue, plainte, justifiée.
Elle se mit à pleurer, de ses larmes qu'on convoque quand on s'est entraîné à la ruse compassionnelle, à l'argument émotionnel pour emporter une discussion, et centrer sur soi. Des larmes suffisamment bruyantes pour que cette personne pensât limpides ses arguments, et partagés par les autres clients à proximité.
L'argument des larmes fut pour moi une telle manœuvre de malhonnêteté, que je me suis levé, suis allé payer, et suis sorti, la laissant avec la fausse colère, vraie manipulation. Les fausses larmes, vraie invasion, vrai tapis de bombes, vraie occupation de tout l'espace.
Et ici encore, où je voulais dire l'esclavage, je me vois rattrapé par l'impossibilité de contourner : shoah.
Sauras-tu déceler la métaphore ?
Sauras-tu ne plus te laisser manipuler et mettre "industrie", "massification du meurtre" à la place de la captation mémorielle unique de shoah ?
Sauras-tu remettre shoah à sa place entre:
 
Esclavage
 
Hiroshima
Vietnam
?
 
 
à écouter, à propos des nombres de bateaux esclavagistes et de la silenciation de l'esclavage.


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