Tous les soirs une oeuvre - Klavdij Sluban

 


Extrême pudeur, fugacité des scènes, une absence de saisie, un ordinaire qui se donne plutôt qu'il n'est pris par la camera, la photographie de Klavdij Sluban est, pour moi, exceptionnelle d'humanité.
Il est souvent parti sur des zones de conflit, notamment en ex-Yougoslavie, où sont les origines de ses parents. Mais il ne prend jamais de scènes de guerre. Il rôde aux alentours, là où la vie continue, meurtrie, tenace, qui ne sourit pas à l'objectif, mais qui ne le fuit pas non plus.
Français d'origine slovène, il accompagne dans les Balkans François Maspero (le grand voyageur, le grand libraire, le grand éditeur créateur des éditions La Découverte qu'il abandonna à un ami pour un franc symbolique et sans s'attacher). 

Pareillement, Klavdij Sluban prend des trains, sans idée précise, sans trop de plan. Sibérie. Albanie, Macédoine... un tropisme à l'Est évidemment. Un Est qui ne se laisse pas aller à faire des ronds de jambe, à faire le beau. Plutôt un Est encore lourd des 80 ans de communisme autoritaire, puis des déchirements qui ont suivi. Tous deux précédés des tyrannies balkaniques, ou mittel-européennes, valse de régimes. Un Est qui n'a pas besoin de parler pour dire des choses. Et qui se tait. Beaucoup. Échappe au regard. Sauf à celui du photographe.
 

 
J'aime peu Sebastiao Salgado, j'ai écrit là-dessus. 
Sluban, c'est un anti-Salgado. Il s'absente autant de ses photos que d'autres artistes y prennent toute la place. 
Ses sujets au contraire sont aussi présents qu'il est lui, en retrait. Rendus à eux-mêmes.
Les prisonniers à qui il rend régulièrement visite depuis des années. 
L'ordinaire comme je disais. Un ordinaire non pas sublimé, mais laissé à lui-même, qui reprend la parole, au lieu que les photographes la lui prennent pour parler à sa place, le montrer comme il n'est pas.
Des lits de prison : une humanité dort ici entre ses murs grêlés. Pas besoin d'un morceau de bravoure photographique, ou de gêner des gens déjà suffisamment humiliés par la punition. 
 
 




 
Il n'y a pas de héros chez Sluban, les visages sont fugaces, même s'ils sont fiers. Les silhouettes écartent le cadre qui vint chacune son chemin opposé, au bord des marges. 
Le monde de Klavdij Sluban est aussi un monde mystérieux. Un monde de tsiganes peut-être, d'habitant-es de villes slovaques ou serbes dont on ne connaît pas le nom, ou qu'on aurait du mal à positionner sur une carte. Moins flamboyant que celui de Koudelka par exemple, et plus intérieur.
Un goût pour les fenêtres et les gens qui les traversent du regard : un goût du départ et de l'ouverture. Le rare savoir-faire de laisser faire le monde et ses fenêtres ouvertes qui s'agitent du vent du dehors.
Il y a un amour immense chez cet artiste, mais tenu. Et une capacité à caresser les scènes, à les laisser entrer dans la camera : puis surtout à les laisser en sortir.
Et une autre chose encore. 
L'absence (ou le refus) du spectaculaire, non seulement marque le respect pour le spectateur, mais invite à observer sans crispation. 
Le surplus de sens, l'emphase, l'excès de codage ne laissent aucune marge à qui regarde une photo. Une photo qui proclame "attention esthétique !", "attention chef-d’œuvre !" coince le regard, l'oblige à se prononcer ou à se sentir confus, s'il ne comprend pas, ou s'il n'accepte pas la scène. Tandis qu'on peut presque passer à côté de certaines photos de Sluban. C'est sa confiance en l'intelligence du spectateur, et c'est cette absence de violence faite aux sens qui facilitent la liberté du regard, et à ce compte, il ne peut pas passer à côté de ce qui se tient dans le cadre. Il est chez lui.
Une dernière chose : la photographie de Klavdij Sluban est sans justification. 
C'est une force énorme de n'avoir pas de thèse à défendre, de propos à tenir, qu'il ne s'agisse pas de prouver quelque chose. Il y a un monde qui vit là dehors et qui se trouve parfois rencontrer l'oeil de Klavdij Sluban. Il n'est jamais capturé, il n'est jamais pris. 
Il vient, et il repart.
Un de mes photographes préférés.
 
 
















 
 

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